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spectacle

CARTE NOIRE NOMMÉE DESIR

Rébecca Chaillon

Afro-féministe et militante queer, Rébecca Chaillon aborde, dans une performance radicale, les discriminations systémiques, principalement le sexisme et le racisme. Diatribes scéniques et brûlots polémiques nourrissent une énergie hors norme dans un uppercut théâtral !

 

Le slogan publicitaire des années 90, « Carte noire, un café nommé désir », peut-il avoir influé sur la perception et la construction du corps afro-féminin ? La metteuse en scène Rébecca Chaillon cherche à comprendre les imbrications conscientes et inconscientes qui, dans une société majoritairement blanche, assignent les femmes noires à une place donnée et déterminent la nature même de leurs désirs. Dans cette œuvre percutante et protéiforme, elle réunit huit interprètes afro-féministes, chanteuses, actrices, danseuses, circassiennes. Avec fierté et sans fausse pudeur, elles traversent l’épaisseur des évidences pour désoccidentaliser les esprits et déplier une pensée militante et régénératrice.

 


 

Aller à l'essentiel avant votre venue au spectacle

Ouvrir la voix, ouvrir les voix : l’intime et le politique 


Performeuse, comédienne, metteuse en scène et autrice d’origine martiniquaise, Rébecca Chaillon passe son enfance et son adolescence en Picardie. Elle fonde sa compagnie Dans le Ventre en 2006. En 2016, Rébecca participe aux films documentaires d’Emilie Jouvet My body my rules, et débute aussi sur les écrans avec un rôle récurrent dans une série produite par OCS, Les Grands, réalisée par Vianey Lebasque.

Après plusieurs années à jouer, mettre en scène et transmettre le théâtre, elle fait une rencontre qui changera la suite de son œuvre. En 2014 elle participe au documentaire Ouvrir la Voix / Speak Up d’Amandine Gay. Ce film d’entretiens, donne la parole à vingt-quatre femmes afro-descendantes de France et de Belgique pour parler de leur situation particulière en tant que femme noire, mettant en lumière des discriminations systémiques, principalement le sexisme et le racisme. En participant à ce projet, elle prend conscience de ce que le poète Aimé Césaire nomme la “négritude”, de sa situation de française originaire de la Martinique, du racisme vécu et des multiples tensions et paradoxes auxquels elle a été exposée, notamment sur les questions d’amour, de regard et de désir. Quelle que soit leur origine, leur classe sociale, leur religion, ces femmes partagent un vécu commun, celui du regard posé sur elles. C’est un point central vers une éducation alternative à travers le militantisme antiraciste, l’afroféminisme et le militantisme queer. C’est ce cheminement qui l’a amenée à penser le projet du spectacle Carte Noire nommée Désir, né de la volonté de rendre hommage à toutes ces prises de consciences : être une femme noire dans un pays majoritairement blanc, dans un spectacle qui rend hommage à tout ce chemin parcouru. 

La cinéaste Amandine Gay parle de se “réapproprier sa narration”, il s’agit ici pour les femmes noires d’être elles mêmes les premières expertes de leurs récits, leurs histoires, et ainsi de pouvoir produire leurs propres récits, ce qui est structurant, dans le contexte d’effacement, de déformation et de spoliation par le regard dominant et l’Histoire officielle. Ces récits intimes deviennent ainsi politiques, et les histoires individuelles produisent des ressources importantes pour construire les histoires collectives. C’est ainsi que Rébecca Chaillon, dans son œuvre rassemble des récits intimes, les passe à travers la magie du théâtre et de la performance, pour alors construire des récits politiques et collectifs impactant les imaginaires. 

 

 

 

La performance, objet d’émancipation  


Le spectacle Carte Noire Nommée Désir est au croisement de plusieurs arts : la danse, le cirque, le théâtre, la poésie et la performance, discipline centrale dans le travail de Rébecca Chaillon. Pour comprendre ce qu’est la performance, il faut d’une part tenter de la définir et d’une autre comprendre en quoi elle se distingue des autres arts. La performance est un objet très difficile à définir, il peut l’être à travers l’expérience et la vision de l’artiste. C’est un art qui se situe entre le théâtre et l’art contemporain et qui concerne ce qui est montré, perçu et expérimenté. La production de ces perceptions revêt un sens particulier.

Par exemple, dans Carte noire nommée désir, le rapport au temps est différent de la réalité. La performance permet de mener un travail sur le temps qui passe, le temps qui se distord, le passé, le futur. Ainsi, l’artiste cherche à transmettre un rapport à l’histoire, à la questionner. Elle a commencé à performer suite à sa rencontre avec des œuvres radicales. On peut citer Jardineria Humana, de Rodrigo Garcia, spectacle mettant à l’honneur les corps, leurs fluides, la nourriture, dans une intensité qui peut amener le public à être éprouvé. La performeuse Marina Abramovic fait aussi partie de son référentiel, artiste plurielle qui met son corps et ses limites à l’épreuve dans une œuvre politique et poétique. On retrouve chez Rébecca Chaillon cette approche radicale de son corps, de sa mise à l’épreuve, de son épuisement.

Ces sont principalement les possibilités émancipatrices de la performance qui intéressent l’artiste. Pour elle, la performance permet l’émancipation de l’individu, la possibilité de s'autodéterminer et de remettre en question ce que la société projette sur les individus. La performance allie pour elle le côté intime et politique, “la remise en question des rapports de classe, de race, de sexualité, de religion.” La performance permet aussi d’approcher la notion de réalité : effectuer un acte réel, avec la durée d’un acte réel. Il s’agit d’essayer de fonctionner en conscience du moment présent et du contexte dans lequel l’acte de performance se pose. Pour l’artiste, la performance est “un art corporel avec une prise de risque, un corps engagé”. C’est pour cela qu’à plusieurs moments du spectacle, le temps s’étire et que les spectateurs-ice-s sont mis à l’épreuve et potentiellement destabilisé-e-s.

 

 

 

Le bi-frontal en “non-mixité” 

 


D’abord il a fallu être comme tout le monde. Il a fallu être blanche. Ou plutôt théâtralement blanc. Au masculin. Composer au masculin” C’est le constat que dresse Rébecca Chaillon dans l’ouvrage collectif "Décolonisons les arts” (sous la direction de  Leila Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès).

A partir de cette analyse, elle interroge les dynamiques de domination et de pouvoir que l’on retrouve à la fois dans la société, à la fois sur les plateaux de théâtre et dans les salles. Carte noire nommée désir vient interroger ce “regard blanc masculin”  (« white gaze » ; « male gaze ») porté sur le corps des femmes noires, en marquant volontairement ces contrastes / opposition, elle veut que les spectateur-ice-s s’interrogent sur leur propre regard, sur leur propre positionnement.

Ce positionnement se traduit dans l’espace physique du rapport scène / salle. L’agencement scénique mime un dispositif bi-frontal : un « public » de femmes* noires (*comprenant évidemment les personnes non binaires et / ou s’identifiant comme femmes) face “au reste du public”. Pour cela, une comédienne fait une annonce avant le début de la représentation afin d’inciter les spectateur-ice-s concerné-e-s à s’installer d’un côté ou de l’autre de la scène. Cet agencement ne cherche pas à opposer les publics, mais questionner les perceptions différentes selon leur positionnement dans l’espace. Les rangs consacrés au femmes noires sont à proximité directe des performeuses et du plateau, dans des canapés de cuir, on leur sert à boire, l’interaction entre les artistes présentes sur scènes (elles aussi, toutes femmes et noires) sont plus directes, et un espace de « bienveillance en non-mixité » se crée. On peut souligner l’inversion des rapports de force qui peuvent traditionnellement exister dans une salle de théâtre, ou les spectateur-ice-s et artistes noir-e-s / afrodescendant-e-s sont invisibilisé-e-s et exclu-e-s. Prendre l’espace, collectivement est une dynamique d’empouvoirement : prise de pouvoir pour des personnes minorisées, autrment dit des personnes qui sont au coeur de plusieurs types de discriminations. La non-mixité voulue dans le spectacle vient poser des questions et permet à chacun.e de s’interroger sur sa place et sa position. 

 

Le titre : Carte noire nommée désir, “un café nommé désir” 



Tout démarre par une plaisanterie, alors qu’on lui propose une “carte blanche” elle répond par une “carte noire”.

L'enchaînement et l'association d'idée se fait vite avec “Carte noire, un café nommé désir” slogan publicitaire de la fin du 20ème siècle pour une célèbre marque de café. L’artiste Rébecca Chaillon qui aime filer la métaphore culinaire et fait de la nourriture un objet central de son travail (sa compagnie ne s’appelle pas “Dans le ventre” pour rien!) et utilise ce slogan comme point de départ de sa performance. Le titre reflète alors l’imaginaire qui existe derrière les publicités et les réalités historiques du commerce du café lié à la colonisation. On y trouve aussi une référence issue de la culture populaire occidentale à l’analogie raciste faite entre la couleur du café et la couleur de peau des personnes noires. Cette analogie est traversée par des formes d’exotisation, d’objectification et de fétichisation des corps noirs, liés en grande partie à l’histoire coloniale et postcoloniale.

Proposer une approche “décoloniale” c’est aussi questionner et renverser ces représentations en se les ré-appropriant. Jouer avec ce titre est un moyen pour les artistes de s’approprier tous ces éléments, en se jouant des “clichés” et représentations imposées. C’est ce que l’on appelle en sciences sociales “le retournement de stigmate”.  

 


Le retournement du stigmate et “l’empouvoirement”  



En jouant avec les mots, avec les représentations et les rôles assignés “carte noire nommée désir” est un spectacle puissant. Retourner le stigmate revient à se jouer des clichés qu’un groupe de personnes socialement privilégiées projette sur un groupe de personnes minorisés (ou discriminées). Les personnes qui subissent ces discriminations vont se réapproprier les clichés, et ainsi les neutraliser. Cela peut se produire à travers certaines insultes émises en direction de certaines communautés, qui vont les utiliser pour les neutraliser, comme le terme "queer", signifiant à l'origine bizarre et réutilisé par les communautés.

C’est une dynamique de prise de pouvoir par et pour les groupes issus des minorités (LGBTQIA+, personnes non-blanches etc…)  Vous verrez que dans le spectacle les artistes viennent interroger de nombreux clichés sur les femmes noires : le cliché de la nounou, ou encore le cliché de la domestique, pour les transformer, les dénoncer et renverser les rapports de force qui s’exercent sur ces corps.

C’est aussi comme cela que l’on produit de nouveaux récits et que des groupes s’affirment et s’émancipent collectivement. Au sein de l’institution du théâtre, il est question de la place assignée à ces femmes dans les institutions en général : doublement assignées aux métiers du soin par exemple (doublement car les femmes sont souvent associées à ces places, et les femmes noires d’autant plus. C’est ce que l’on nomme une approche intersectionnelle : approche prenant en compte l'interaction et l’accumulation des différentes discriminations pouvant être subies) Le spectacle Carte noire nommée désir transcende ces violences et propose une nouvelle réalité : l’artiste utilise l’expression de “flamboyance” utilisée par le collectif afro-féministe Mwasi, qui l’a beaucoup inspirée dans l’écriture du spectacle. Derrière ce terme, il y a l’idée d’empuissancement des femmes noires, terme qui fait référence au nom d’un arbre, très beau et très solide. Un arbre que l’on retrouvera dans le spectacle, matérialisant le collectif et la mise en commun de récits. C’est avec cette force que les artistes érigent leur “propre flamboyant”. 


 

La question du rapport au corps et du collectif 



Cette carte noire est collective, et comme pour une « carte blanche » qui signifie une invitation à créer, l’artiste Rébecca Chaillon a pensé une distribution “exclusivement composée de personnes noires assignées femmes”. Il s’agit donc d’une équipe très concernée par les sujets de la pièce. Travailler collectivement c’est aussi mettre en commun des ressources, réunir des artistes qui peuvent parfois êtres isolées dans leur pratique, éloignement géographiquement et valoriser les ponts qui les rassemblent. Ce travail collectif permet de renforcer un sentiment de légitimité. Dans l’écriture du spectacle, la partition de chaque artiste valorise la grande diversité de leurs pratiques.

Rébecca Chaillon a d’ailleurs collaboré avec des artistes qui pratiquent des disciplines dans lesquelles les femmes noires sont souvent sous-représentées ou invisibilisées : Ophélie Mac, artiste performeuse et céramiste, Makeda Monet, chanteuse lyrique et musicienne, Estelle Borel artiste circassienne, Bebe Melkor Kadior artiste performeuse et travailleuse du sexe, et d’autres performeuses / artistes issues de plusieurs disciplines, comme Aurore Déon, Maëva Husband et Fatou S. On retrouve sur scène la richesse de leurs univers artistique individuel qui rencontre à son tour les univers des autres performeuses vers une réunion collective artistique. Toutes, comme l’art de la performance l’exige, engagent pleinement leur corps dans le spectacle.

Ce sont des corps parfois nus et où dans des positions pouvant être perçues comme étant suggestives. Les corps ont aussi une force et une histoire politique, et en choisissant de les montrer de cette façon, les artistes choisissent de montrer et raconter cette histoire. C’est une façon d’affirmer l’existence de ces corps que la société peut marginaliser ou rejeter, de les mettre en avant au plateau et rendre visible l'invisible. La nudité peut ainsi être vue comme un geste politique et artistique d’affirmation de soi et de son art. Le corps et son mouvement interrogent, questionnent, viennent chercher les spectateur-ice-s a des endroits d’inconfort. C’est dans ces moments de malaise et d’inconfort que peuvent émerger certaines questions et où se trouvent leurs réponses.

 


 

Un conte afro futuriste / afro fantastique et collectif 


 
Le spectacle est pensé aussi sur la forme d’un conte “afrofuturiste” et “afrofantastique”. L’afrofuturisme est un terme qui désigne le “l’appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les personnes afro-déscendantes“Ce mouvement porte un regard sur l’avenir des personnes afro-descendantes et élargit les imaginaires pour inventer des futurs possibles. Dans cette dynamique, Rébecca Chaillon parle d’afrofantastique, ce qui peut rappeler l’univers du conte, qui réunit le passé et le futur, univers dans lequel les personnes blanches sont surreprésentées en Europe, au détriment des personnes racisées.

Pour travailler sur ce registre, elle a collaboré avec deux artistes plasticiennes, designeuses culinaires, Luz Moreno et Anaïs Silvestro de Tools of Food qui conçoivent des Paysages merveilleux - visuels et olfactifs composés de matières glacées, gélatinées, chocolatées et terreuses, utilisées comme des outils de la performance. 

“Dans cet espace, les matières qui fondent sont chronomètres  et les décors comestibles sont avalés, partagés en temps réel (pour rappel : le temps réel est le temps de la performance) “Le temps s’étire, comme les mèches de cheveux nattées patiemment aux parois des murs du théâtre, construisant le labyrinthe de ces deux « Alices » noires au Pays des Merveilles”. Le théâtre devient un espace où tous les futurs deviennent envisageables, en prenant en compte l’histoire et les réalités qui existent et les discriminations systémiques de nos sociétés.

Faire le lien avec des exemples d’Afrofuturisme ou d’Afrofantastique :

- Black Panther (film)
- Le rappeur Lil Nas X (clip)
- Wakanda Forever

 


 

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