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CHANSONS SANS PAROLES

Thom Luz

Le metteur en scène et musicien suisse Thom Luz compose un tableau vivant de la catastrophe qui a eu lieu, d’où émergent les prémices d’un possible renouveau. Un voyage dans le temps grâce au son.

La nuit, dans une forêt obscure, une voiture sort de la route après avoir heurté une biche. Des mélodies romantiques sortent de la radio de l’épave encore fumante. Morceaux par morceaux, les cinq comédiens-musiciens reconstituent minutieusement l’accident. Au fil du spectacle, des clés sont données et les éléments du crash se mettent en place. L’audacieux Zurichois Thom Luz construit un paysage théâtral tout en décalages, entre l’absurdité drôlatique du cinéma de Tati et l’inquiétante étrangeté des films de David Lynch. Dans cet univers indécis, le son vient distordre la perception du temps. On entend principalement les romances pour piano du célèbre compositeur romantique Mendelssohn – Chansons sans paroles – arrangées pour cordes, piano électriques et percussions sur objets, par le musicien Mathias Weibel. Les interprètes nous entraînent dans une aventure mystérieuse dont chaque détail fait figure d’indice. Comme dans When I die - a Ghost Story with Music, présenté au Nouveau théâtre de Montreuil en 2018, Thom Luz propose de s’ouvrir à l’inhabituel pour s’immerger dans une expérience de perception aiguë.
A travers ce spectacle, effleurent des questionnements : comment parler du choc et de la sidération, de la nécessité de changer de perspective et de reconstruire le présent pour penser le futur ? Quand les mots ne suffisent plus, restent les sons et les images, et les phares d’une voiture qui continuent d’éclairer la nuit.


 

Aller à l'essentiel avant votre venue au spectacle

Le titre : Chansons sans paroles (Lieder ohne worte) 


Point de départ de la nouvelle création du metteur en scène et musicien suisse Thom Luz, ces Lieder onhe worte, ce sont huit pièces brèves pour piano du compositeur allemand du début de la période romantique, Felix Mendelssohn. Composées entre 1830 et 1845, et dédiées en majorité à des femmes, ces pièces sont teintées de tristesse, de rêverie, de nostalgie et de regrets. Mendelssohn meurt en 1847, à l’âge de 38 ans, peu après les avoir composées. La mort de sa sœur Fany, elle aussi musicienne et compositrice de grand talent, quelques mois auparavant, l’avait beaucoup affecté.

Le théâtre musical de Thom Luz : fantômes, brumes et mystère

 

C’est la deuxième fois que l’artiste suisse Thom Luz, est programmé au Nouveau théâtre de Montreuil, dans le cadre du Festival Mesure pour mesure. La musique fait partie intégrante des créations de ce jeune metteur en scène et musicien né en 1982. Artiste prolifique, il a créé son premier spectacle à 25 ans et a déjà signé près d’une quinzaine de créations, que ce soit à partir de textes dramatiques ou de romans classiques de langue allemande (Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, Léonce et Léna de Büchner, La Montagne magique de Thomas Mann, Maîtres anciens de Thomas Bernhard…) ou à partir de motifs, de situations ou d’histoires singulières à partir desquelles il déploie une œuvre non narrative par l’espace, le son, les objets et par le jeu non réaliste d’acteurs musiciens.


Ainsi, en 2018, au Nouveau théâtre de Montreuil, dans le cadre du Festival Mesure pour mesure déjà, Thom Luz avait présenté When I die, a ghost story with music, inspiré d’une histoire vraie pour le moins étonnante : en 1970, à Londres, une modeste femme de ménage du nom de Rosemary Brown sort un disque de compositions qui lui auraient été dictées par les fantômes de Chopin, Liszt ou encore Debussy… Comment cette personne ayant une connaissance très sommaire de la musique a-t-elle pu écrire des milliers de partitions ? Et comment croire que les fantômes de ces grands compositeurs l’aient choisie pour transmettre leurs œuvres ? Un mystère non résolu qui a inspiré Thom Luz.


La situation de Chansons sans paroles est tout autre pourtant on y retrouve certains ingrédients : le goût pour le répertoire musical du XIXe siècle ; la présence des fantômes, la dimension mélancolique et mystérieuse, une sensation d’incertain.


Pour Thom Luz, qui signe également la scénographie de ses créations, le lieu de la scène, est un espace de compositions et d’expérimentations sonores.


Voici ce que dit de lui Mathias Balzer, membre du jury qui lui a remis le prix suisse de théâtre en 2019 : « un simple projecteur et un vieux miroir qui en renvoie le faisceau lumineux dans le noir : il n’en faut pas davantage à Thom Luz pour étonner son public. Son théâtre est un théâtre des phénomènes éphémères et qui, de ce fait, rend perceptible le passage même du temps. Il est peuplé de fantômes, de brumes, de flammes vacillantes de bougies sur fond d’une envoûtante musique. Un théâtre qui peut ainsi faire surgir la magie d’une lourde machinerie de scène ou d’un piano à l’ancienne. Dans ces pièces, l’individu est toujours en quête de stabilité dans l’éphémère de la vie. Thom Luz parvient à transformer cet état fondamentalement inquiétant en une sensation de légèreté flottante…»

Filiation : de quelle famille artistique Thom Luz est-il issu ?

 

Cette imbrication d’un théâtre au langage contemporain, non verbal, et d’un répertoire musical classique, portée par des acteurs qui sont tout autant musiciens et chanteurs, place Thom Luz dans l’héritage direct du metteur en scène suisse Christoph Marthaler, un maître du genre, de 30 ans son aîné, qui dirigeait la Schauspielhaus de Zurich à l’époque précise où le jeune Luz était étudiant en théâtre dans cette même ville. D’ailleurs le violoniste, pianiste et arrangeur Mathias Weibel, qui signe la direction musicale de la plupart des créations de Thom Luz dans lesquelles il joue également, est un ancien collaborateur de Christoph Marthaler.


Chez l’un comme chez l’autre, le sens est plus affaire de rythme et de composition que de logique narrative. On se trouve face à une situation plus qu’à une histoire avec un début, un milieu, une fin. Thom Luz évoque le choc qu’il a eu la première fois qu’il a vu un spectacle de Marthaler : « j’ai arrêté de croire au langage et j’ai vu s’ouvrir les portes d’un autre monde qui m’intéressait beaucoup plus ».


On relève chez Luz et chez Marthaler une même importance accordée à l’espace. Mais là où les spectacles de Christoph Marthaler présentent des scénographies imposantes, mouvantes certes mais élaborées au cordeau, Thom Luz, lui, part généralement du vide, investi petit à petit par les interprètes, qui sont à la fois acteurs, chanteurs et musiciens mais aussi constructeurs. C’est la dimension de construction de l’espace qui prime chez lui et fait le spectacle. Sa démarche, à ce niveau-là, est plus à rapprocher du metteur en scène Pierre Meunier, pour le rapport à la matière, et d’un metteur en scène plasticien tel que Philippe Quesne, pour la dimension picturale, ou même du théâtre d’objet où la manipulation des éléments du plateau fait sens. Vous observerez que les objets ici offrent à la fois un usage concret et une dimension métaphorique.


Au panthéon personnel de Thom Luz, il y a aussi le metteur en scène américain Bob Wilson, créateur d’un théâtre essentiellement visuel, pour la façon dont il associe l’espace, la lumière et le son afin d’ouvrir le regard et faire accéder le spectateur à une autre dimension de compréhension. Thom Luz le qualifie d’ «eye opener », ouvreur de regard.


Le jeune Suisse cite surtout Marcel Duchamp et John Cage, deux des plus grands créateurs du XXe siècle qui ont impulsé la modernité en art en révolutionnant profondément leur domaine.


Peintre au départ, issue d’une famille d’artistes, le français Marcel Duchamp (1887-1968), qui plus tard prendra la nationalité américaine, est considéré comme le père de l’art contemporain pour avoir en particulier questionner le statut de l’œuvre et la place du spectateur. Ses créations les plus célèbres, appelées ready-made, des objets ordinaires sortis de leur contexte, signés de la main de l’artiste et exposés au musée — tel le fameux urinoir qui fit scandale — questionnent la dimension conceptuelle de l’œuvre d’art. Ainsi ce n’est plus le geste de l’artiste qui est au centre, son savoir-faire, mais sa subjectivité ainsi que celle de celui qui regarde. En sortant les objets de leur contexte et en leur offrant un nouveau statut il questionne les limites de notre regard. Marcel Duchamp, tout comme Thom Luz, avait un certain goût pour les machineries.


Le compositeur américain John Cage (1912-1992) est l’une des grandes figures de la musique contemporaine par son approche expérimentale qui intègre l’accident, le hasard, dans ses principes de composition. Une démarche poétique et plastique autant que musicale. Entendant une pièce de John Cage alors qu’il était enfant, Luz en a été à la fois irrité et fasciné : ce n’était pas beau à écouter, se souvient-il, il n’y avait pas de rythme ça sonnait bizarre et pourtant ça restait dans sa tête de manière obsessionnelle. Plus tard, il a appris comment l’artiste américain avait composé cette étrange pièce : il avait pris une carte du ciel australien, il avait jeté de l’encre sur les constellations puis appliqué la feuille sur une portée de musique, obtenant ainsi une partition originale. La musique était ainsi doublement belle : comme objet à écouter et comme processus intellectuel. La dimension de jeu, au sens enfantin du terme, est très présente chez Cage tout comme chez Luz.

Des machines qui ne servent à rien

 

Enfant, Thom Luz a vu à la télévision quelqu’un qui se présentait comme constructeur de « machines qui ne servent à rien ». Cette revendication de l’inutile, à rebrousse-poil de ce qu’on attend d’une machine — normalement une machine, ça doit servir à quelque chose — l’a marqué. Ce souvenir, il l’évoque pour décrire son théâtre. « S’il existe une machine qui ne sert à rien alors cela veut dire que le rien c’est quelque chose et que cette chose a de la valeur », explique le jeune homme pour qui, « il s’agit de la définition de la poésie : faire quelque chose qui ne sert à rien. Et c’est ce que j’essaye de faire au théâtre ». Dans son théâtre, il nous invite à laisser le sens au vestiaire et à considérer le geste sans autre attente ni logique que la poésie produite par le geste lui-même dans l’instant présent de la représentation. « J’aime un théâtre qui n’impose pas d’affirmation au spectateur et le laisse trouver les réponses », impliquant pour celui-ci de faire appel à une écoute sensible au-delà des mots.


Dans son théâtre, notamment dans Chansons sans paroles, Thom Luz adresse un hommage au théâtre en tant que machinerie, machine à illusion, machine poétique sans autre finalité qu’elle-même.
 

La structure flottante des rêves

 

A propos de la pièce Léonce et Léna de Buchner, que Luz a monté précédemment, le metteur en scène parle d’une « chanson sans musique », semblable à un rêve chargé d’une atmosphère émotionnelle très forte, où la logique échappe et pour lequel il a créé un espace musical. De la même manière que le poète allemand écrivait, Thom Luz procède par fragments, des fragments de poésie libre qui s’exprime à travers l’espace, les objets, les actions, la musique et le rapport de tous ces éléments entre eux. La dimension du rêve mais aussi du conte, les notions d’apparition et de disparition sont très présentes chez Thom Luz qui crée des structures flottantes, impressionnistes, au-delà des mots, où le spectateur est invité à se frayer son propre chemin.

Chansons sans paroles : au commencement est la musique 

 

La musique est première chez Thom Luz. Quand il démarre une création, il ne travaille pas à partir d’un texte mais commence toujours par la musique. La musique est fondamentale pour le jeune metteur en scène, elle peut exprimer ce qu’on ne peut pas dire avec les mots. S’il a fait partie d’un groupe de rock dans sa jeunesse, Thom Luz, qui est musicien autant que metteur en scène, ne compose pas lui-même mais il s’empare de partitions préexistantes qu’il réarrange pour la scène. Le créateur suisse a également signé des pièces radiophoniques, il travaille aussi énormément la dimension sonore de ses pièces. De la même manière que la musique, il orchestre les sons.


Amusez-vous à repérer ce qui tient du son et ce qui tient de la partition musicale et voyez comment ce qui tient au départ du bruit peut évoluer, sous l’effet de l’attention qui y est portée, et se transformer en son. La musique, comme l’ensemble de ce qui a lieu, est interprétée ou chantée par les interprètes. Elle a ici pour effet de placer l’action dans une dimension non réelle.

La perception du temps

 

C’est une question récurrente chez Thom Luz. Le théâtre est un art du présent. Un art éphémère qui apparaît dans le présent de la scène et disparaît une fois les lumières rallumées. Sitôt accompli, le geste est déjà passé. Au théâtre, la perception du passage du temps est ainsi décuplée. Plongé dans le noir, hors du rythme de la vie quotidienne, on peut oublier le temps et se trouver totalement absorbé dans l’instant.

 

Le motif de la pièce : un paradoxe

 

Au départ, c’est le paradoxe, la contradiction inhérente à la formule « chansons sans paroles », qui a attiré l’attention du metteur en scène. Ça l’a amusé aussi. « Une chanson sans parole c’est comme une mer sans eau, une maison sans habitants », dit-il. C’est une proposition qui questionne d’entrée de jeu. Dans sa note d’intention, Thom Luz cite John Cage quand il affirmait : “I have nothing to say and I am saying it — that’s poetry !”. La musique de Felix Mendelssohn, considérée comme un classique de la période romantique, nous parle d’un monde disparu, un monde qui n’existe plus. Aujourd’hui, remarque Thom Luz, le monde change si rapidement que nous vivons tous dans un monde appelé à disparaître ; ce qui quelque part fait de nous des fantômes errants. Le théâtre, art de l’éphémère, n’est-il pas en soi l’incarnation d’un monde voué à disparaître ?

Au départ de sa création Chansons sans paroles, Thom Luz imagine une situation de contraste, entre ce temps très long du passé induit par la musique de Mendelssohn et la violence d’un accident de voiture sur une route de forêt. Un événement, une catastrophe qui précipite le temps, en quelques secondes tout bascule : il arrive souvent que durant les secondes fatidiques que dure l’accident, les victimes revoient toute leur vie en accéléré. La chute, l’accident de voiture, la catastrophe est en soi un motif très riche du point de vue narratif, c’est une situation porteuse d’énigme qui permet de projeter une histoire : comment l’accident a-t-il eu lieu ? Qui étaient ces gens dans la voiture ? vers où roulaient-ils ? le passé le présent et le futur se télescopent d’un coup. Et si la musique provenait de la voiture accidentée ? Tout cela nous renvoie aux questions de notre présent.

Un théâtre de l’énigme

 

Le théâtre musical de Thom Luz n’est pas classique au sens habituel ; il n’y a pas vraiment d’histoire avec un début, un milieu, une fin, ni de personnages, pas non plus de dialogues. Dans Chansons sans paroles, il œuvre de manière impressionniste, c’est-à-dire par petite touche à l’élaboration d’un espace physique en même temps qu’à l’élaboration d’un espace musical. Remarquez comme les deux interagissent et avancent exactement de concert pour susciter l’apparition d’un monde.


Plutôt que de tout nous montrer, Thom Luz sème des objets et des sons qui sont autant d’indices à partir desquels notre imaginaire va reconstituer l’histoire. Il détourne, il joue, il nous emmène ailleurs et nous met au travail comme des détectives. Il compte sur des spectateurs actifs !
 

 

 

Après le spectacle : échanger et analyser ce que l'on a vu

 

Frottements, perturbations et bruits parasites

 

 

Que voit-on au départ ? Qu’entend-on ? Qu’en est-il à la fin ? Que s’est-il passé entre temps du point de vue de la lumière, des objets, des interprètes et de la musique ? Observez comment Luz traduit le paradoxe de départ sur la scène.
Ça commence sur une scène vide (est-elle vraiment vide ?) et ça se termine par un paysage entièrement construit. Lorsque le spectacle démarre, le plateau est débarrassé de tout effet de décor ou de lumière, sans rien d’autre ou presque qu’un piano et un musicien au fond à cour. Il ne se passe rien, ou presque rien, l’espace semble gris, neutre.


Est-ce qu’on entend quelque chose ? Pouvez-vous énumérer les objets présents ? Quel rôle joue ici la lumière ?


Comment sont interprétés les pièces de Mendelssohn ? Quels sont les instruments présents sur scène ? est-ce que vous les connaissez tous ?


Voici que débarquent quatre personnages, gantés de bleus et tous vêtus du même costume gris ; peut-être une sorte d’uniforme d’ouvrier ? Qui sont ces gens qui semblent en grande agitation ? A quoi s’emploient-ils ? lls vont dans tous les sens, installent, apportent des objets. Plusieurs actions ont lieu en même temps, ne dirait-on pas qu’elles se perturbent les unes les autres. Observez leurs attitudes.


Paradoxalement, pour des « chansons sans paroles », ils parlent beaucoup et tous en même temps, une véritable cacophonie ! Est-ce que l’on comprend ce qu’ils disent ? est-ce qu’ils s’adressent à nous ? Ecoutez ce que produisent la matière de ces paroles ? Ne dirait-on pas qu’elles produisent du son plutôt que du sens ? D’ailleurs voici qu’ils se rassemblent autour du piano pour chanter. Ils sont à la fois constructeurs, chanteurs, et musiciens. Ils installent, manipulent, modifient l’espace, préparent la scène. Observez comment le plateau se remplit peu à peu. N’assistons-nous à la mise en place de l’histoire plutôt qu’à l’histoire elle-même ?


L’histoire tient en deux phrases : la nuit, dans une forêt obscure, une voiture sort de la route après avoir heurté une biche. Des mélodies romantiques sortent de la radio de l’épave encore fumante. Quand le spectacle démarre, cette histoire a déjà eu lieu. Ce que l’on voit c’est un assemblage, une reconstitution : morceau par morceau, objet par objet, les cinq performeurs reconstituent minutieusement le drame. Nous sommes face à un tableau vivant que les constructeurs tels des peintres composent geste après geste. Tout est mis en place pour que nous puissions, nous, spectateurs, explorer, nous questionner, mettre en relation les choses les unes avec les autres et, au final nous raconter cette histoire, avec nos propres références, notre mémoire sensible. C’est comme une peinture, mais avec le son en prime, face à laquelle on se trouve et devant laquelle on imagine. On peut aussi parler d’installation, comme en art contemporain, où différents éléments sont activés en même temps, c’est-à-dire mis en relation pour faire sens. Thom Luz agit en plasticien de la scène (rappelez-vous qu’il est aussi scénographe), autant qu’en metteur en scène et en musicien.


La narration passe par une dimension non verbale et nous découvrons avec lui qu’au-delà des mots, il y a bien des façons de raconter une histoire. Nous sommes comme devant une histoire à trou que l’on nous propose de compléter. Cette notion de « chansons sans paroles » évoque aussi le théâtre de Tom Luz lui-même qui se passe très bien de mots.
Quels sont les moments clé ? La lumière bascule à un moment, à quoi correspond ce changement ? Qu’est-ce qu’elle traduit en termes d’atmosphère ? 

« Wir sind verloren » : nous sommes perdus !

 

Il y a de l’enfant qui joue chez le metteur en scène Thom Luz, qui à partir de rien invente un monde et en appelle à notre sensibilité première. Malgré la référence musicale qui peut sembler à première vue un peu savante, on voit bien vite que celle-ci n’est qu’un simple point de départ. Pour le metteur en scène, le spectacle peut être vu par des adultes de tous âges comme par des enfants. D’ailleurs cette voiture miniature, ne dirait-on pas un jouet ? et cette biche, cette forêt, ne dirait-on pas les éléments d’un conte ? D’un rêve ? Nous ne sommes pas dans une logique linéaire de narration mais comme au seuil du merveilleux, dans un récit épars et fragmentaire qui suit davantage les divagations illogiques du rêve. Quand les acteurs brandissent une pancarte avec ces mots « wir sind verloren ! » (nous sommes perdus), il y a comme une invitation malicieuse à venir nous perdre justement dans cette forêt de signes qu’ils installent sur scène, à accepter nous aussi d’être déroutés pour accéder peut-être à une autre réalité.  


Avec leurs gants bleus, qui peuvent nous rappeler ceux qu’utilisent les régisseurs dans les musées pour manipuler les œuvres quand ils accrochent une nouvelle exposition (ou ceux des officiers de police judiciaire sur une scène de crime), les interprètes nous font aussi penser à des magiciens ou à ces illusionnistes de cabaret qui font apparaître et disparaître des lapins dans des chapeaux haut de forme. La magie, Thom Luz en parle souvent à propos de son travail, c’est pour lui une constellation de symboles qui, arrangés dans un sens inhabituel, produit un changement de niveau de conscience.

 

Détournement d’objets et dimension clownesque



Est-ce une tragédie ? Est-ce une comédie ? La tragédie appartient au passé, tout nous laisse supposer qu’elle a déjà eu lieu. Au-delà donc de cette dimension de catastrophe, il y a dans ce que l’on voit et ce que l’on entend, et dans le décalage entre les deux, une dimension clownesque certaine. Les gestes exécutés avec un parfait sérieux renvoient par moment à l’univers de Buster Keaton, lui aussi rempli de machines de toutes sortes qui échappent souvent à son utilisateur, ou à celui de Jacques Tati — lequel d’ailleurs était influencé par Keaton — que revendique clairement Thom Luz. Décalage aussi entre l’usage conventionnel des objets présents et l’usage qui en est fait sur scène : souvenez-vous des grincements de la machine de marquage au sol, qu’est-ce qui produit l’effet comique dans cette scène ?


A quel moment, le bruit devient-il du son ? Rappelez-vous comment le claquement des portières de la voiture scande la partition pour piano. Il y a une mise en parallèle entre la mini-voiture et le petit orgue qui produit un son de boîte à musique, devant lequel les deux musiciens sont assis tout serrés. Rappelez-vous du morceau de piano avec orgue, klaxon et claquements de portières, un vrai moment clownesque ! La voiture se transforme elle-même en instrument, en surface de jeu avec les sons et avec l’acoustique.
Ainsi la reconstitution elle-même, se trouve-t-elle perturbée par de courtes échappées comiques autant que poétiques. Les rouleaux qui dessinent les traces de ce qui apparaîtra plus tard comme la sortie de route, deviennent ici machines sonores en un geste un peu absurde. Tout comme le pare-brise de la voiture apparaît, sous l’effet des gestes des interprètes, comme un piano imaginaire. L’effet comique est aussi renforcé par le côté choral des gestes : le fait qu’ils soient tous agglutinés à l’intérieur de la voiture ou sur le pare-brise… Ou encore les flycase, ces grosses valises montées sur roulettes qui servent à transporter des éléments acoustiques en toute sécurité et deviennent ici les protagonistes d’un véritable ballet.


Quels autres moments vous ont fait rire ?


Quel est le statut des paroles dans ce spectacle ? D’où vient la musique ?


Avez-vous déjà vu un musicien jouer debout à travers le toit d’une voiture ?

Séance de spiritisme  



Pour Thom Luz, le théâtre est comparable à une séance de spiritisme : des gens sont rassemblés dans un lieu obscurci où advient des événements extraordinaires qui l’instant d’avant n’existaient pas. Chez lui, tout confine à un théâtre du peu, les gestes et les événements sont ténus, tout comme le jeu des acteurs : « si vous produisez un jeu très expansif où l’acteur en fait des tonnes, le spectateur en prend plein la vue mais il n’a pas beaucoup d’espace pour imaginer, si au contraire, il se passe très peu, que le jeu est très intériorisé, le spectateur doit concentrer son attention, il peut commencer à se demander ce que fait ce type devant lui sur scène et à imaginer ». Un théâtre presque anti-spectaculaire donc, d’où émane une impression trouble de flottement qui exige paradoxalement une préparation au millimètre. 

 

Un théâtre qui parle du théâtre

 

En opérant ainsi une mise à nu, en déconstruisant tous les artifices de la scène, Thom Luz nous invite dès le départ à prendre conscience de ce moment particulier qu’est le théâtre et de l’importance du croire qui fait que soir après soir des gens se rassemblent pour en regarder d’autres accomplir des actions qui l’instant d’avant n’existaient pas et bientôt n’existeront plus. Un art du passé qui ne subsiste que dans la mémoire des spectateurs. Le théâtre selon Luz est une « sculpture sociale » qui produit « une étincelle, une question, une nouvelle idée, un sens que l’on pourrait donner au monde ». Ainsi la lente mise en place de ce tableau, digne des images de vanité, sur un plateau de théâtre, pourrait aussi être une affirmation de la beauté des salles de spectacles, qui produisent des illusions éphémères » et apportent ainsi du réconfort.


L’histoire au fond n’est ni vraiment représentée, ni racontée, elle est comme reconstituée avec les moyens du bord. La vérité de l’événement rapporté importe moins que la façon de le raconter, les gestes pour le faire, et même de croire, ne serait-ce que le temps de la représentation, à un monde autre.


En commençant par montrer l’envers du décor, par déconstruire l’illusion, par montrer l’artisanat du théâtre aussi dans sa dimension concrète, et les outils pour le faire, il rend paradoxalement le tableau final d’autant plus « miraculeux ».
Luz adresse ici un hommage au théâtre, à la poésie de l’acte théâtral.

 

 

Avant le spectacle

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Après le spectacle

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