Death Breath Orchestra
Alice Laloy
Alice Laloy met en scène une tribu de musiciens subsistant dans une atmosphère suffocante, et fait théâtre du souffle même. Quand le théâtre d’objets et de machines rencontre le spectacle musical.
Dans un monde irrespirable où sévit une tempête permanente, quatre individus accompagnés de leurs doublons inanimés se réfugient dans ce qui reste d'un studio d’enregistrement. Dans cet espace reclus, ils se livrent à des expériences, tentant de réanimer leurs statues de silence et de marbre. Ils leur apprennent à respirer, les imitent et se font à leur tour aspirer. Les pantins s’animent tandis que les musiciens s’hybrident mi-homme mi-instrument de musique. Ces expérimentations composent un dernier concert qu’ils achèveront en pleine tempête. Les halètements et le souffle continu, les bouffées d’air et les soupirs constituent un langage et la matière d’une musique en devenir. Après le succès de Ça Dada présenté en 2018 au Nouveau théâtre de Montreuil, la metteuse en scène Alice Laloy revient avec une pièce de théâtre musical à l’humour absurde. Les acteurs-musiciens dialoguent avec des souffleries, des éléments gonflables, des effigies humaines et les compositions pour cuivres du musicien Eric Recordier. Cet « orchestre du dernier soupir » donne à percevoir la respiration comme une aventure vitale, une révolte ultime contre l’anéantissement.
De cinq musiciens de cuivre – une fanfare, peut-être – qui se retrouvent dans un studio d’enregistrement tandis qu’au dehors une tempête fait rage. Celle-ci a contribué à rendre l’univers extérieur hostile et, pour tout dire, irrespirable. Sans souffle, point de vie, nulle musique non plus. Alors, à l’intérieur, un autre souffle se répand : celui de la vie, que chacun va tenter d’inoculer à des mannequins, comme une ultime résistance, une dernière survivance, avant que la tempête ne finisse par tout emporter.
Point de paroles, ici – juste de la musique, et ce jeu étrange entre l’animé et l’inanimé, que traverse une réflexion sur ce que respirer veut dire, et, surtout, sur ce que respirer peut faire.
Le spectacle n’a rien d’évident : il rompt avec les formes plus habituelles et canoniques auxquelles les élèves ont pu être habitués au fil des années. Plutôt que de nier cette difficulté, il peut être intéressant de l’assumer pleinement, en soulignant aussi ce qu’il y a de libératoire et de poétique dans cette absence de repères.
> Qu’ils vont faire une expérience singulière, devant un théâtre non-narratif
La fiction s’appuie souvent sur cet acte fondamental : raconter une histoire, sous la forme canonique du récit. Dans les films, les séries, ou les jeux vidéo – qui sont désormais responsables de la narration attitrés – nous sommes accoutumés à une forme qui plonge ses racines jusque chez Aristote. Mais ce spectacle vient justement établir une dramaturgie qui se revendique comme « non-narrative » : cela ne signifie aucunement qu’il n’y a rien à voir, ni même qu’il n’y a pas d’histoire. Simplement, cette histoire ne va pas obéir à une mise en forme conventionnelle : des personnages, nous ne saurons rien. Ils ne diront d’ailleurs rien. Mais ils agiront, ils feront des choses, ils joueront de la musique, ils affronteront cette tempête extérieure : alors, de la vision de cette situation, de ces tensions, de leurs gestes, nous allons, nous, nous raconter quelque chose, une histoire, qui n’a pas à être la vraie – mais qui sera tout simplement la nôtre.
> Bref, qu’ils vont sans doute être déstabilisés, mais qu’ils ne doivent pas renoncer pour autant
Alors, devant un spectacle sans parole, que faire ? Eh bien, tout d’abord, l’accueillir, accepter de ne pas comprendre, de risquer de n’y rien comprendre, et en même temps faire confiance à ce que l’on ressent, à ce qui nous touche, et aux histoires que l’on va commencer à se raconter, en nous. Il s’agit au fond d’adopter une posture analogue à celle décrite par Baudelaire dans son poème en prose « Les Fenêtres » :
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Il s’agit ici d’envisager le théâtre comme une forme de poésie qui se déploie non par le verbe, mais par une image scénique, vivante, intrigante, qui constitue un appel à l’imagination, à une époque où, le plus souvent, on préfère nous donner à voir, que nous laisser à imaginer.
Théâtre et musique
Si le spectacle ouvre la 8ème édition du festival Mesure pour mesure, ce n’est évidemment pas un hasard : on retrouve ici un axe fort de la programmation du CDN de Montreuil, dirigé par Mathieu Bauer, celui de la relation entre le théâtre et les autres arts. La musique est, dès le titre, omniprésente : les musiciens se font acteurs, et quel meilleur moyen d’interroger le souffle, la respiration, que de la mettre en relation avec des instruments à vent qui nécessitent donc, pour déployer une musique, de transformer et de moduler ce qui, initialement, n’est qu’un souffle, immatériel, presque inaudible. La scène devient alors un laboratoire, presqu’un creuset alchimique, où l’on donne corps et visibilité à ce qui demeure le plus souvent évanescent.
Théâtre d’objets
A la plasticité du souffle, s’ajoute celle des objets : ici, en particulier, des mannequins, « doubles » étranges des musiciens, mais pas uniquement. La scénographie, avec ses tubes, ses fenêtres, ses voiles, joue aussi un rôle qui n’est plus celui du décor simplement posé à l’arrière-plan. Elle entre en relation avec les autres composantes du spectacle, établissant une dynamique et une interaction. Le théâtre d’objets – un courant né dans les années 1980 qui cherche à faire de l’objet un élément théâtral à part entière – se déploie donc ici sur deux plans :
- Comment rendre vivant l’inanimé, ces mannequins qui sont comme les effigies des musiciens ?
- Comment inscrire l’inanimé dans un processus de transformation, qui va, en particulier, se déployer dans la scénographie et son évolution au fil du spectacle ?
ll ne s’agit évidemment pas de faire tout un cours autour du « post-dramatique », mais de souligner ce que l’emploi de ce terme, forgé par le théoricien Hans-Thies Lehman (Le théâtre postdramatique, L’Arche, 2002), permet de comprendre : le fait qu’une part non négligeable du théâtre contemporain fait le choix d’une rupture avec la forme dramatique, qui passe à la fois par une remise en cause de la « pièce » comme support préalable à une mise en scène, mais aussi, parfois, par un refus de raconter qui peut aller jusqu’à la disparition du dialogue. Une fois enlevé celui-ci, que reste-t-il ? Une dynamique de l’image, dont Bob Wilson fut précurseur, avec un spectacle au titre révélateur, Le Regard du Sourd et une importance nouvelle conférée à la musique et aux sons. En rompant le lien avec la littérature, le théâtre va souvent aller chercher d’autres formes de langage, dans d’autres arts, dans la danse, la musique, les arts plastiques…
Pour préparer au mieux la venue au théâtre, il peut être intéressant d’établir ici un certain nombre de liens (qui peuvent facilement être complétés par des suggestions des élèves à partir des thématiques évoquées). Alors, ne le cachons pas, ces liens seront parfois ténus. Mais ils peuvent aussi faciliter la réception et l’appréhension du spectacle : c’est ce que nous commencerons donc à faire, avant d’en venir ensuite à des échos qui concernent les thématiques du spectacle
Joies du mystère et de l’interprétation
Que peut-on donc bien faire au théâtre, si on ne nous raconte rien, si on ne nous dit rien ? Il y a d’abord une dimension d’enquête, de réflexion, de tentative de donner du sens à une situation qui peut trouver un certain nombre d’échos dans des œuvres de fiction contemporaines. Si ces dernières vont rarement aussi loin, elles peuvent constituer un bon point de départ, notamment dans la façon dont une situation initiale jugée énigmatique va peu à peu venir nourrir un certain nombre d’hypothèses cherchant, d’une certaine manière, à donner du sens à ce que l’on voit. En d’autres termes, elles esquissent une posture face à l’œuvre qui évite d’en rester au simple étonnement, pour faire de celui-ci le point de départ d’une réception active.
On pourra par exemple évoquer :
L’importance du mystère et de l’étonnement dans la dynamique d’un certain nombre de séries télévisées :
- Stranger Things (Matt et Ross Duffer)
- 13 reasons Why (Brian Yorkey)
- Riverdale (Roberto Aguirre-Sacasa)
- Mortel (Frédéric Garcia )
Dans chacune de ces séries, qui sont évidemment très différentes dans le ton comme dans la narration qu’elles adoptent, on retrouve cependant une logique commune : confrontés à un mystère (disparition de Sofiane dans Mortel, événements étranges dans Stranger Things ou Riverdale), à un acte traumatisant (le suicide d’une camarade dans 13 Reasons why), des personnages vont tenter de donner sens à la situation à laquelle ils sont confrontés. C’est une même démarche qui peut s’enclencher devant Death Breath Orchestra : qui sont ces musiciens ? Pourquoi se rassemblent-ils ici ? Pourquoi ont-ils chacun un mannequin à leur effigie ? Quelle est cette tempête qui souffle au dehors…
La dynamique du héros amnésique : c’est un cliché que l’on retrouve non seulement dans un certain nombre de films, mais surtout dans bon nombre de jeux vidéos : des plus évidents, comme la série des Amnesia (Frictional Games, The Chinese Room), jusqu’à :
- Knights of the Old Republic (BioWare, Obsidian Entertainment, Electronic Arts)
- Megaman Zero (Inti Creates, Capcom, Capcom Production Studio 2)
- The Witcher (CD Projekt Red)
- Final Fantasy VI (Square Enix)
Quelques repères familiers… si si !
Devant Death Breath Orchestra, les élèves pourront aussi retrouver un certain nombre de repères, en particulier certaines thématiques et certaines dynamiques.
On pourra par exemple établir un certain nombre de lien avec :
Les films de « fin du monde » : si la tempête qui fait rage peut évidemment s’envisager par le biais d’un certain nombre de métaphores, cette question des survivants au milieu des ruines – ici un studio d’enregistrement – trouve bien des échos dans des œuvres plus ou moins récentes. On a alors une logique qui est celle du refuge, de la claustration, avec tout ce que cela peut impliquer. On peut penser, pour les plus récents :
- au Transperceneige (Snowpiercer en anglais), BD de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette et ses différentes déclinaisons en film (Bon Joon-Ho, 2013) ou en série (Josh Friedman, 2019), où toute une société va se réfugier dans un train,
- à The Divide (2012) de Xavier Gens.
Ces films proposent une vision beaucoup plus politique et violente de la question, mais la logique reste cependant la même : opposer un univers extérieur irrespirable à un univers intérieur qui peut, lui aussi, devenir rapidement toxique, voire inhumain…
La vie de l’inanimé : la question du souffle, de la relation entre l’animé et l’inanimé, ou comment donner vie à ce qui n’en a pas, vient évidemment éveiller de nombreux échos avec tous ces films où l’on s’interroge sur ce qui sépare le vivant du non-vivant. Dans une relation qui remonte au Golem de la tradition juive – créature de glaise auquel son créateur va insuffler la vie, on pourra notamment évoquer :
- Sur un mode « classique », toutes les adaptations du Frankenstein de Mary Shelley.
- Sur un mode enfantin, Pinocchio et ses déclinaisons y compris robotiques, avec, par exemple, A.I.Intelligence artificielle de Spielberg.
- sur un mode horrifique, toute la série de films type Chucky ou Annabelle.
Donner vie à ce qui n’en a pas, voilà un processus qui est aussi au cœur du cinéma d’animation. Si la question de l’image de synthèse vient évidemment complexifier la question, on pourra surtout s’appuyer sur des œuvres en stop-motion pour rappeler aux élèves que si le théâtre d’objets leur est peu familiers, ils ont tout à fait pu avoir affaire à une dynamique analogue dans des œuvres comme :
- L’Etrange pouvoir de Norman, (Chris Butler et Sam Fell, 2012)
- L’Ile aux chiens (Wes Anderson, 2018)
- Kubo et l’Armure magique (Travis Knight, 2016)
- sans oublier les classiques comme L’Etrange Noël de Mr Jack (Henry Selick, 1993) ou la série des Wallace et Gromit (Nick Park et Steve Box).
Et ce qui fait que nous oublions la dimension inanimée réside à la fois dans le mouvement, mais aussi dans la forme humaine qu’on leur donne… dès lors, on pourra inciter les élèves à être particulièrement attentifs à la façon dont on peut conférer, à des mannequins, un semblant de vie…
Une bonne façon d’aborder un spectacle peut être, simplement, de comparer son début et sa fin. Au commencement, une bâche en plastique nous sépare de formes humanoïdes que nous distinguons à peine. À la fin, sur un plateau dévasté, un enfant à quatre bras joue du cor au milieu de quatre marionnettes. Entre ces deux moments, s’est déployé… comment dire ? Un interlude, une parenthèse ? L’histoire d’une trace laissée, un instant, dans une trame qui nous dépasse, et dont le sens peut sembler opaque. Invitons nos élèves à affronter l’étrangeté, à s’y confronter, et à observer comment, tout – les sons, les corps, le son du cor, les costumes et la scénographie – nous dit confusément qu’ici, pendant un instant, quelque chose a eu lieu…
Dans un spectacle sans parole comme Death Breath Orchestra, scénographies et costumes ont une importance accrue : on ne pourra plus, comme dans le théâtre élisabéthain, compenser le décor par son évocation verbale.
Le traitement de l’espace allie deux dimensions que l’on a parfois tendance à opposer : réalisme et poésie.
Réalisme : sur le plateau, la scénographie représente un espace, elle est cohérente, il y a une continuité entre ses différentes composantes. Le lieu s’avère identifiable : peut-être un studio d’enregistrement, avec sa séparation assumée par une vitre entre le lieu où l’on joue et celui où l’on mixe. La scène se recouvre de composantes en apparence très prosaïques, plastiques, tuyaux très visibles.
La poésie, cependant, n’est pas loin. Au-delà de l’apparente banalité de la scène (quoi de moins poétique qu’une bâche ?) – on pourra souligner, auprès des élèves, à quel point la scénographie est un espace pensé : revenons donc à ces bâches en plastique. Leur présence ne relève nullement du hasard. Par leur transparence et leur légèreté, elles assurent la visibilité de ce qui, par essence, est invisible : le souffle. Celui-ci constitue le cœur de la scénographie, son thème et son creuset. A l’instar d’un champ lexical, notion familière aux élèves, la scénographie du spectacle unit des éléments hétéroclites : tuyaux, bâches, ballons, cuivres, gonfleurs, pompes, tous traversés par le souffle.
Dès lors, l’espace scénique ne se résume pas à la représentation d’un espace existant : il s’envisage comme métaphore. Le sens, bien sûr, reste instable. Parmi les pistes possibles, on pourra observer la façon dont les cuivres constituent l’intériorité de la marionnette de la femme, devenant ses organes, et suggérant en retour que l’espace, avec ses tuyaux et cette respiration qui le parcourt régulièrement, pourrait aussi représenter notre intériorité, selon une logique analogue à celle du dessin animé Vice-versa. Mais, plus largement, la situation de ces êtres perdus dans un espace étrange, parfois hostile, et cherchant malgré tout à donner vie à l’inanimé, s’inscrit aussi dans une pensée de l’art, de la création – la question du souffle, du pneuma, se retrouvant dans nombre de récits où, justement, on cherche à créer la vie, depuis Pygmalion jusqu’au Golem sans oublier Pinocchio.
Les costumes fonctionnent eux aussi comme autant d’indices à déchiffrer, d’autant plus importants qu’aucun dialogue ne viendra expliciter les relations entre les membres de ce quintette de cuivres. La présence d’un uniforme de fanfare sur les marionnettes crée à la fois une unité, en même temps que la confrontation de l’uniforme avec les vêtements portés qui par les acteurs souligne une dégradation : quelque chose a eu lieu, qui a abîmé, usé, et, en définitive, il ne reste que des lambeaux des habits d’autrefois, en même temps que la fanfare suppose aussi une autre unité : celle qui rassemble ces femmes et ces hommes autour de la musique, et, en particulier, autour des cuivres.
"Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur."
Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », in Essais critiques,
Paris, Seuil, 1964, p. 44-50, p. 44-45
Les quelques pistes esquissées ci-dessus peuvent permettre aux élèves de prendre conscience de ce qui conduisait Roland Barthes à envisager le théâtre comme « une polyphonie informationnelle ». Elles favoriseront aussi la compréhension de sa définition de la théâtralité comme « le théâtre moins le texte ». En effet, l’absence de parole prononcée vient briser l’un des appuis habituels du public pour comprendre ce qui se passe sur scène. Cependant, nous comprenons que cela n’empêche pas de se raconter des histoires. Nous allons prendre appui sur l’ensemble des composantes non verbales pour tisser, entre la scène et la salle, une autre relation, basée sur l’interprétation et l’imagination :
Un fonctionnement choral et non-verbal : s’ils ne prononcent aucune parole, on observera cependant la façon dont les membres de la fanfare instaurent des dynamiques spécifiques. Par exemple, l’un d’entre eux commence une action – souffler dans un tube au début du spectacle – puis sera imité par les autres, instaurant par la gestuelle, les sons et la musique, une partition dans laquelle viennent se détacher des soli ou des duo à part entière. Il y a constamment un travail d’imitation – contamination, et que l’on pourrait, pour rester dans le « souffle », évoquer sous le terme d’inspiration, chacune et chacun pouvant inspirer les autres. Les répartitions dans l’espace, les moments où le groupe se rassemble pour faire face à une menace, les différentes configurations, entre cortège où tout le monde se suit, et les dynamiques mettant sur le devant de la scène – au propre comme au figuré – deux interprètes, sont autant de moyens de façonner une histoire – que l’on se raconte nous-même.
La scénographie ne fonctionne pas comme un décor fixe, comme une toile de fond devant laquelle se déploierait l’activité humaine, celle des actrices et des acteurs. Par son évolution, elle favorise une interaction constante : quand elle vient entraver, au début, le regard du public ; quand on voit, ensuite, les musiciens lui faire face et s’emparer de ses tuyaux ; ou bien, à la fin, quand des formes plastiques étranges envahissent le plateau et réduisent considérablement les possibilités de mouvement. L’espace scénique, au fil du spectacle, joue donc sur différentes dynamiques révélant différents éléments de décors et clefs d’interprétations. Une double logique est à l’œuvre : celle d’une invasion du plateau par des éléments gonflables, qui viennent encombrer l’espace, et celle au contraire d’un éclatement des limites et des cadres, rejouant, au sein de la scénographie, ce qui se déploie au cœur des marionnettes, jusqu’à cette explosion-libération d’un enfant, entre marionnette et humanité. Le rapport entre l’intérieur et l’extérieur, les échos entre les différentes échelles sont autant d’éléments que l’on pourra mettre en évidence. Le jeu ne se déploie donc pas simplement entre des êtres vivants : il s’instaure entre la scénographie et l’humain, entre les marionnettes et leurs doubles.
La marionnette, instrument d’une interrogation sur l’humain. Confronter sur le plateau l’animé et l’inanimé, constitue l’acte fondateur de ce spectacle. L’acteur commence par accompagner les mouvements de celle-ci, les reflétant dans une logique de miroir, avant que l’on passe à un rapport plus étrange, plus ambigu, celui d’une contemplation ou d’un face à face. L’acteur et son double : un tableau qui renoue presque avec la pose d’Hamlet regardant le crâne de Yorick et réfléchissant à la fragilité et à la vanité des choses de ce monde. On remarquera en outre que ces marionnettes, sont de grande taille, et appartiennent à la famille des marionnettes à prise directe.
Le jeu de double suggère une tension dramatique entre l’animé et l’inanimé, tout en jouant sur une confusion. Les êtres humains cherchent à donner la vie à ces marionnettes, et en même temps, celles-ci apparaissent comme la menace d’une fossilisation possible, de ce qui restera quand le vivant se sera évanoui.
Un cataclysme est là, hors scène, et peut-être finit-il par gagner la scène elle-même… c’est aussi une sorte de catastrophe qui se déploie insidieusement, et dont l’image finale, celle d’un enfant à moitié marionnette entouré de marionnettes, accentue encore la force, interrogeant sur la place du vivant et des morts.
La question du choeur : la présence de la musique pourra être l’occasion de revenir, naturellement, sur le lien entre le théâtre et les autres arts, mais aussi, plus spécifiquement, de s’interroger sur le statut du chœur. On assiste en effet ici à une dramaturgie qui convoque un ensemble de personnages dont aucun ne se détache véritablement, et qui, par leur appartenance manifeste à une fanfare, semble prolonger certaines écritures dramatiques. Le chœur, loin d’être cantonné à un statut de spectateur-commentateur, occupe véritablement le devant de la scène.
L’humain et le non-humain : la littérature fantastique et horrifique – que l’on pense, par exemple, au personnage d’Olympia dans L’Homme au sable d’Hoffman, ou bien à L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam, mais aussi, dans le domaine cinématographique, à Métropolis, ou, plus récemment, dans le cinéma d’épouvante, à la série des Annabelle – aime à interroger ce rapport entre l’humain et le non-humain, entre le vivant et le mort, entre l’animé et l’inanimé (dont l’étymologie, anima, renvoie à l’âme)...La marionnette n’a donc pas uniquement fasciné des praticiens et des théoriciens du théâtre comme Kleist ou Craig : le rapport de dualité et de gémellité (caractère de deux choses exactement semblables) qu’elle permet a souvent été exploité dans des œuvres narratives que l’on pourra alors convoquer avec les élèves.
La catastrophe : Si nous ne savons pas très bien où nous sommes, dans ce spectacle, nous ne savons pas non plus exactement quand nous sommes. Or bien des indices pourraient conduire à envisager un environnement marqué par des cataclysmes, et en particulier où la respiration devient de plus en plus complexe, à tel point qu’elle paraît nécessiter un réapprentissage. Une menace existe donc : non seulement les scaphandres enfilés à la fin montrent un environnement peu hospitalier, mais la scansion régulière, par la montée de l’intensité lumineuse et sonore, suggère que quelque chose a lieu. Ce huis-clos entre des survivants d’une catastrophe mystérieuse pourra aussi, au-delà des références à des films de science-fiction, permettre d’aborder de manière plus concrète des œuvres trop souvent réduites à une appellation généraliste et mal-taillée, celle de l’absurde. Ainsi de Fin de partie de Beckett, où la question de la survie et de la fin se pose de façon très concrète avec la menace du départ de Clov, seul personnage susceptible de se déplacer, et donc de nourrir les autres, ou bien, pour l’invasion du plateau par un élément extérieur, avec Amédée ou comment s’en débarrasser de Ionesco. Au-delà de ce que l’on pourrait avoir envie de catégoriser comme « absurde », se structure une dynamique théâtrale très concrète, qui un conflit, mais comme mis en sourdine dans le cas de Fin de Partie, et, dans celui de la pièce de Ionesco, qui vient concrétiser notre rapport à la mort.
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