ECRIRE SA VIE
Pauline Bayle
Après Illusions perdues, Pauline Bayle poursuit son exploration des grands récits initiatiques de la littérature avec cette façon bien à elle de nous amener au présent de l’œuvre, en la débarrassant de son poids de classique pour en retrouver l’énergie de l’écriture.La metteuse en scène se rapproche ici davantage de l’époque contemporaine en s’intéressant à un autre monument, la romancière anglaise Virginia Woolf (1882-1941). Puisant dans son œuvre romanesque, principalement dans son roman Les Vagues, et dans son Journal d’un écrivain, Pauline Bayle nous invite en compagnie d’une bande d’ami.e.s inséparables, filles et garçons, derrière lesquel.le.s on trouvera ses fidèles interprètes. On assiste à une sorte de traversée condensée de la vie, depuis l’éblouissement de l’enfance jusqu’au désenchantement de l’âge adulte.
Un groupe d’ami.e.s : Céleste, Nora, George, Judith, David et Tristan (dans le roman initial, ils se prénomment Suzanne, Jinny, Rhoda, Neville, Bernard et Louis) sont réuni.e.s pour célébrer le retour d’un des leurs, Jacob — ou Perceval dans Les Vagues. Personnage paradoxal, dans la mesure où il n’existe qu’à travers les mots des autres, Jacob apparaît comme le pivot, l’axe central, pour le groupe comme pour le spectacle. Peut-être est-il celui qui les relie. Sa mort fait basculer la pièce de la gaieté de la jeunesse à la gravité de la maturité et condense le temps : les rêves et les espérances se muent d’un coup en regrets et en tristesse. Plutôt que l’enfance, c’est la réminiscence de l’enfance qui est ici au cœur de ce texte teinté de mélancolie. C’est à un regard rétrospectif que nous sommes confrontés. Les personnages ne sont pas des enfants mais des femmes et des hommes confronté.e.s à leur destin et conscients de l’irrémédiabilité du temps écoulé. Davantage que l’histoire de personnages, c’est bien le temps — ce qui s’enfuit et ce qui demeure — qui est le sujet central des Vagues. Virginia Woolf a très tôt marquée par la mort d’êtres chers, ses deux parents puis son frère. Ces drames ont eu un effet important sur sa santé psychique.
Ecrire sa vie est une traversée de l’univers de Virginia Woolf et plus particulièrement du roman Les Vagues, à l’appui d’autres textes de la romancière londonienne, tels que La Promenade au phare, ou encore de son Journal d’un écrivain. Si, comme à son habitude, Pauline Bayle s’est emparée de l’œuvre en passant par une réécriture, elle en a conservé des fragments entiers afin de nous faire sentir son mouvement réitéré, sa vibrante et lumineuse poésie, mais aussi sa modernité. A travers ce titre, Ecrire sa vie, Pauline Bayle rappelle l’importance du geste d’écrire dans la vie de Virginia Woolf ; elle met également en balance la fiction et le réel.
Rompant avec les structures romanesques de son époque, Virginia Woolf conçoit avec Les Vagues, une forme de poème dramatique constitué d’un entrelacement de voix intérieures. Le temps est le grand sujet de ce roman qui, à l’origine, avait pour titre Les Ephémères. De quoi est-il question ? D’éclats d’enfance ressurgis de la mémoire, de regards rétrospectifs sur ce qui constitue une vie, de conscience de soi, de porosité à l’autre et au monde, de sensations éveillées au contact de la nature, de la mort. La jeunesse y est regardée comme dans un rétroviseur, le mouvement s’accompagnant d’une forme de nostalgie. Virginia Woolf travaille à saisir au plus juste ce qui fut.
Création, continuités et ruptures dans un contexte d’entre deux guerres
Comment créer dans un contexte violent ? Comment composer avec les ruptures historiques, artistiques, psychologiques ?
Les métamorphoses du moi
Comment se définit-on ? Comment se définit-on à travers sa pratique de l’écriture ? Comment se définit-on dans un groupe ? dans des amitiés ?
Les expressions de la sensibilité
Comment décrire le monde ou la vie selon l’expérience qu’un individu en fait ? À l’ère de l’essor de l’industrie et du capitalisme, comment trouver sa voix ? Sa singularité artistique ? ?
Romancière et essayiste anglaise, née à Londres le 25 janvier 1882, Virginia Woolf a près de 50 ans lorsque paraît Les Vagues. Dès l’enfance, elle côtoie l’intelligentsia mondiale, dans une contexte familial complexe, du fait des différents remariages de ses parents. Fille de Julia et de Leslie Stephen, philosophe et critique littéraire, elle est la troisième des quatre enfants du couple. Julia Stephen meurt en 1895, Virginia n’a que 13 ans, et connaît une première période de dépression ; son père, Leslie Stephen, meurt à tour en 1904 : première tentative de suicide. Elle s’installe à Bloomsbury à Londres, commence à écrire des articles, enseigne dans des cours du soir pour ouvriers, suit des cours de grec et de russe.
Elle crée avec ses ami-es le Bloomsbury Group quit réunit des écrivains et critiques (C. Bell, R. Fry, D. Grant, D. McCarthy), des historiens et des économistes (L. Strachey, J. Maynard Keynes). En 1912, elle rompt ses fiançailles avec L. Strachey et épouse l’éditeur et romancier Leonard Woolf. En 1913, elle commet une autre tentative de suicide quand est accepté son premier roman, La Traversée des apparences. Le Group se disloque au début de la Première Guerre puis se reconstitue. Virginia questionne la condition féminine, en particulier la situation des femmes dans l’art, qu’elle analyse dans un essai brillant qui reste aujourd’hui encore un ouvrage de référence, Une chambre à soi. Après l’écriture de son dernier roman, Entre les actes, elle traverse une nouvelle crise et se suicide par noyade le 28 mars 1941. Son époux Léonard Woolf publie à titre posthume le Journal d’un écrivain.
Dans Ecrire sa vie, le rapport à l’autre, le regard des autres, le groupe, l’amitié constitue l’ancrage, ce qui donne la force face à l’instabilité de la vie et du monde.
« De la cohésion à la confrontation jusqu’aux instants suspendus de ferveur collective, les destins de ces personnages s’entremêlent et font du lien à l’autre la force structurante de la vie. Au fil du spectacle, l’amitié prend ainsi la forme d’un radeau qui aussi modeste soit-il, nous aide à chevaucher nos tempêtes intérieures et nous sauve de la noyade », nous dit Pauline Bayle dans la présentation du spectacle. Une amitié fusionnelle qui fait dire à Nora « parfois entre nous sept, je ne sais plus très bien qui est qui ».
Cette amitié fondamentale que décrit l’autrice anglaise c’est celle du Bloomsbury group, groupe d’amis de jeunesse, pour la plupart issus de Cambridge, composés d’écrivains, de peintres et d’intellectuels que fréquentèrent assidument Virginia et son mari, l’écrivain et éditeur Edouard Woolf, ainsi que sa sœur aînée Vanessa, elle-même peintre et architecte d’intérieur.
Nommé Bloomsbury du nom du quartier où ils se réunissaient, ce groupe eu une place importante dans la vie intellectuelle anglaise de la première moitié du XXe siècle. Le groupe, chez Virginia Woolf, c’est aussi la fraternité : issue d’une fratrie de quatre enfants, très liée à sa sœur aînée, l’écrivaine (qui a eu également plusieurs demi frères et sœurs du fait des différents remariages de ses parents) a été fortement marquée par la mort de son frère Thoby, qui fréquenta également le Bloomsbury group. Son aura et sa disparition sont évoquées ici à travers la figure de Jacob. Le groupe, le collectif, est également une dimension centrale chez Pauline Bayle, que l’on retrouve à travers toutes ses créations — dimension indissociablement reliée chez elle à l’élan de la jeunesse.
C’est à la fois le sujet mais également le moteur de son spectacle. Une mise en scène basée sur le collectif pour raconter une histoire de groupe et d’amitié qui passe ici notamment par la réitération d’une danse chorale. A travers ses créations, Pauline Bayle raconte aussi l’histoire du groupe qu’elle forme avec les acteur.ice.s rencontrés au CNSAD et que l’on retrouve d’un spectacle à l’autre.
L’invitation au public
La dimension du groupe c’est aussi cette façon de relier le public à la scène, de faire corps avec lui. Le théâtre ici ne divise pas, c’est, au contraire, un geste qui rassemble. L’invitation au public occupe toute la première séquence du spectacle.
Par le geste
Pauline Bayle opère un lent glissement vers la fiction, elle installe une forme de porosité entre le spectacle et la vie : l’adresse au public commence alors que les gens sont en train de prendre place. On l’accueille par des questions — « vous avez fait bonne route ? » — qui peuvent correspondre à ce que viennent de traverser les spectateur.ice.s avant d’arriver dans la salle.
Par l’espace
La répartition du public en bifrontal : une partie des spectateur.ice.s est invitée à prendre place dans les gradins situés sur le plateau. Dès l’arrivée en salle, le public est accueilli par les acteur.ice.s comme invité d’une fête commune.
Par les objets
Les éléments du banquet sont rangés derrière le public comme si les spectateur.ice.s eux-mêmes avaient apporté de quoi garnir le banquet : du raisin, des oranges, du vins, des verres… Le public n’est pas seulement convié, il est partie prenante, il apporte des mets, on lui sert à boire.
Par une chanson
entonnée ensemble à l’unisson : Jacob sur un air de Hey Jude, des Beatles que les acteur.ice.s chantent avec le public pour accueillir ce Jacob que tout le monde espère et qui n’apparaît jamais.
Pauline Bayle est coutumière de cette façon d’embarquer les spectateurs. Pour elle, le présent du théâtre est avant tout un temps partagé avec le public. Son premier objectif est de nous embarquer dans le présent des œuvres, elle les ramène à nous par une mise en scène au plus près des acteurs et des situations. Qu’il s’agisse d’Homère, de Balzac ou de Virginia Woolf, la metteuse en scène s’attache à saisir le présent de l’œuvre, à retrouver dans le texte l’énergie qui a porté l’écrivain, à réveiller ce qui a été figé par le statut de classique.
C’est ainsi qu’elle opère une sorte de plongée de l’œuvre dans un bain contemporain au début du spectacle qui nous ramène à notre histoire récente. Il est ainsi question de « couvre-feu », de « préfet », de « restriction de déplacements ». « Les théâtres, les cinémas, les cafés, tout a été fermé » entend-on. La metteuse en scène joue aussi des anachronismes en téléscopant les époques : chanter sur un air des Beatles chez Virginia Woolf, on est bien en Angleterre !
Ecrire sa vie, contient aussi en germe la question de l’écriture, centrale chez Virginia Woolf. « Et toi qu’as-tu fait ? » dit l’un des personnages à George. J’ai pris des notes » Il y a dans ce court échange d’apparence bénigne, toute la tension d’une vie d’écrivain, une question que l’on retrouve à plusieurs reprises au cours du Journal d’un écrivain, publié, à titre posthume, par Léonard Woolf, et qui a nourri le travail de Pauline Bayle.
Nul n’est besoin d’un sujet, d’une histoire avec des personnages. En cela elle se rapproche davantage de la poésie. L’écriture c’est aussi ce qui permet cette écrivaine, régulièrement atteinte de troubles dépressifs, de garder le cap, de ne pas sombrer.
On est dans une écriture de la sensation, de la vibration, où l’être sensible est en relation constante avec la nature et avec les éléments. L’humain fait partie d’un grand tout, il est traversé par la lumière, les sons, les odeurs, les mouvements de la vie végétale et animale autour de lui. Une écriture qui laisse voie à l’intériorité, un enchevêtrement de voix intérieures, reliées entre elles, auxquelles Pauline Bayle donne corps en se gardant de toute approche naturaliste. Il s’agit de porter le poème à la scène et non de faire dialoguer des personnages.
Le spectacle déroule plusieurs temporalités : le passé et le présent se télescopent constamment. Au centre de l’histoire, il y a le drame, l’incendie. La pièce avance dans un va et vient constant entre l’avant et l’après incendie pour mettre au centre la question de la mémoire.
L’usage du flashback, emprunté au cinéma, permet de raconter l’histoire sans tout dévoiler d’emblée et sans être trop linéaire. C’est la recette de tout bon film ou roman policier, une façon de maintenir le spectateur.ice en éveil, en lui présentant une accumulation d’événements et d’éléments, parmi lesquels il elle doit faire le tri, c’est une façon de le/la mettre au travail, de le/la tenir en haleine. L’histoire est dévoilée petit à petit, en ménageant des passages de l’avant à l’après et inversement.
Ces sauts dans la chronologie insistent sur la dimension mémorielle, symbolisée également par les bandes enregistrées, les cassettes audio, les appareils qui encombrent le garage et les enregistrements que pratique Yan, l’un des frères, et par la dimension sonore. On entend les voix de ceux qui ne sont plus mais on entend aussi le son que produisent les bandes elles-mêmes, les craquements, les parasites sonores… Le temps, c’est aussi ce qui relie les personnages à travers leur passé commun, l’enfance passée ensemble dans cette maison. Le passé qui les relie mais qui les enferme aussi comme le dit Stéphane, le frère qui veut faire table rase, le passé qui les englue et les empêche de construire leur futur. Quel avenir possible quand le passé ne passe pas ? faut-il le détruire pour avancer ?
Les éléments du plateau contribuent à porter le mouvement poétique du texte et les émotions qui le traversent. Ainsi ces ballons rouges qui évoquent l’enfance, la fête, le burlesque… mais de manière exagérée, comme gonflés par le souvenir, la taille surdimensionnée sort l’objet de l’approche réaliste. Offrant de véritables déflagrations lorsqu’ils éclatent, ils sèment leurs débris rouges sur le plateau tels des lambeaux de chair sur le champ de bataille. Les Vagues a été écrit en 1931, à une époque où la guerre n’est jamais très loin.
Les tâches que se fait George enfant en mangeant ses tartines de confiture, ont probablement inspiré le costume solaire du personnage. L’aspect « tie and dye », comme délavé, de certains costumes, celui de Céleste notamment, évoque la nuance plutôt que la couleur franche mais aussi un côté passé, qui évoque l’état de ce qui a vécu. La couleur, les jeux de lumière, les éléments visuels ont une importance considérable dans la description de l’état des personnages.
« Dans Les Vagues, l’admirable coloration des natures mortes et des paysages, nous dit encore la romancière et poétesse, Marguerite Yourcenar « rappelle certaines peintures modernes, mais avec une poésie secrète, une profondeur de sérénité, un sens magique de l’enchantement des choses apparenté plutôt à l’œuvre de Vermeer, si chère aussi à Marcel Proust (…) ».
La définition de soi, la quête d’identité Les personnages : Qui sont-ils ? qu’est-ce qui les caractérise ? Pourriez-vous dresser le portrait de chaque personnage ? Peut-on les distinguer ?
On retrouve chez Virginia Woolf un des thèmes centraux de la recherche théâtrale de Pauline Bayle autour de l’individu et de l’identité, très présent dans son adaptation d’Homère, en particulier dans l’Odyssée avec la figure d’Ulysse mais aussi dans Illusions perdues. Ce jeu d’échos d’une voix à l’autre, comme dans une sorte de fondu enchaîné laisse penser que chacun constitue une facette d’un même individu qui pourrait être une sorte de double de l’autrice. Ce rapport à l’identité, questionné tout du long par le personnage de Nora, est relancé à la fin avec le changement de costume.
Nora (ou Rhoda) : « (…) Mais comment faites-vous pour avoir cette assurance ? Pour rester entiers ? Vous dites oui vous dites non. Vous n'êtes pas d'accord. Vous tapez du poing sur la table. Moi je doute Je tremble. Je vois le buisson d'épines sauvages agiter son ombre dans le désert .Ce que je dis est sans cesse contredit sans cesse interrompu .Le mépris et le ridicule me transpercent et je suis ballotée comme un bouchon de liège sur une mer agitée. C'est le tigre qui bondit. Je n'ai pas encore vingt-cinq ans et jevais être brisée je vais être moquée toute ma vie ».
Paradoxe, le personnage central du roman en est le grand absent. Il est la voix silencieuse et souterraine de cette histoire, la mesure de toute chose pour ses personnages.
La fluidité des personnages
Quelle signification peut-on lire dans le changement de costumes de la fin ? Après avoir quitté le plateau, les acteurs reviennent à la fin du monologue de Nora, ils portent à la main de nouveaux costumes qu’ils enfilent à vue et nous découvrons que ces nouveaux vêtements qu’ils portent ressemblent à ceux d’un autre personnage. C’est comme s’ils avaient échangé de costumes mais comme si dans le même temps le costume avait été retouché pour s’adapter à chacun.e.
L’acteur.ice sort du personnage pour revenir autre et reprendre une scène du début, mettant ainsi en doute ce que l’on a vu précédemment. Les personnages semblent interchangeables, cette fluidité d’un personnage à l’autre, se fait aussi d’un genre à l’autre, une question qui traverse l’œuvre de la romancière anglaise et pas seulement Orlando. Dans ce moment où ils se changent à vue, ils nous présentent simultanément l’acteur.ice et le personnage.
A ÉCOUTER :
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Une chambre à soi - Virginia Woolf / La voix au chapitre
Episode 1: Virginia Woolf, une chouette qui parle et des chatons explosifs
A VOIR :
Paul B Préciado, Orlando ma biographie politique, film 2023
Une chambre à soi de Virginia Woolf | ARTE Book Club
ARTE LA LITTÉRATURE - Virginia Woolf (en anglais)
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