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FEMME CAPITAL

Sylvain Cartigny, Mathieu Bauer

A partir de la figure d’Ayn Rand, personnalité incontournable de l’ultralibéralisme américain, Sylvain Cartigny et Mathieu Bauer dressent le portrait d’un monstre d’égoïsme avec le renfort de L’Orchestre de spectacle.

De notre côté de l’Atlantique, on connaît peu Ayn Rand, écrivaine mégalomane qui ne croyait qu’au « chacun pour soi ». Aux Etats-Unis, plus de trente-cinq ans après sa mort, elle reste une personnalité très influente, vénérée par Donald Trump et Alan Greenspan - ancien de la Banque centrale. Pour le musicien Sylvain Cartigny, la détestable Ayn Rand symbolise la mystique du capitalisme. Dans Femme Capital, il décortique le parcours de cette pseudo-philosophe qui a édifié son propre mythe. La « Déesse du marché », comme on l’a surnommée, a ici les traits d’Emma Liégeois, comédienne associée au Nouveau théâtre de Montreuil. Sa voix pénétrante parvient au creux de notre oreille grâce à un casque audio. Tranchante, quand elle énonce ses théories sur l’idéal masculin, exaltée, lorsqu’elle entonne des standards américains, de Cole Porter à The Eagles. Autour d’elle, les musiciens de L’Orchestre de spectacle du Nouveau théâtre de Montreuil font entendre une énergie collective à l’opposé des délires de ce personnage contradictoire – icône populaire qui méprisait les masses.


 

Aller à l'essentiel avant votre venue au spectacle

Que dire à mes élèves avant le spectacle


Femme capital n’est pas une pièce de théâtre au sens classique du terme avec personnages et dialogues, c’est une adaptation scénique musicale d’un texte de Stéphane Legrand sur Ayn Rand. Entre récit et essai librement traversé de petites touches fictionnelles, portrait teinté d’ironie et analyse critique, l’auteur tente d’y percer à jour le mythe de cette figure de l’ultralibéralisme américain.
Adapté de ce texte paru en 2017, le spectacle de Sylvain Cartigny conçu pour l’Orchestre de spectacle du Nouveau théâtre de Montreuil et mis en scène par Mathieu Bauer, a conservé le titre du livre qui à l’énoncé propose simultanément deux sens : le substantif « capital », qui fait référence au capitalisme, suggère également l’importance du personnage, si on entend « capitale » au sens de majuscule, de central.

 

 

De quoi ça parle ?


De cette « femme capital » dont l’image en noir et blanc est reproduite sur l’affiche du spectacle ? Ayn Rand n’est pas un personnage de fiction inventée par l’auteur, elle a vraiment existé. Si elle s’avère peu connue en France et en Europe, cette romancière et philosophe est immensément célèbre aux Etats-Unis où ses romans totalisent les meilleurs chiffres de vente (18 millions d’exemplaires) de livres, juste après la Bible ! 40 ans après sa mort, sa théorie de l’égoïsme rationnel, alimentée par une haine de l’altruisme et de l’Etat, continue d’influencer jusque dans les arcanes du pouvoir. 

L’ex-président Donald Trump et, avant lui, Ronald Reagan, mais aussi Paul Ryan (membre du parti républicain qui fut président de la chambre des représentants des Etats-Unis) et l’économiste Alan Greenspan (ex-président de la Banque centrale américaine), ou les patrons de la Silicon Valley s’en réclament tout comme les tenants du Tea party, ce mouvement ultraconservateur qui n’a de cesse de vouloir déboulonner l’Etat fédéral et fut vent debout contre l’Obamacare. Vladimir Poutine y est également sensible, ainsi que les acteurs Angelina Jolie et Brad Pitt. Faites l’expérience de taper « ayn rand » dans un moteur de recherche, la longueur de sa fiche Wikipedia parle d’elle-même : Jimmy Wales, le fondateur de l’encyclopédie en ligne est lui aussi un inconditionnel

 

 

Ayn Rand, un personnage ambivalent 

 

Sa vie est un roman

Ayn Rand n’est pas une héroïne de fiction, sa vie pourtant est un véritable roman avec sa part de mystères, à commencer par son nom, à la consonance étrange, totalement inventé. Ayn Rand a beaucoup travaillé à construire son propre mythe de « self-made woman », s’inventant comme une seconde naissance avec ce nom qu’elle adopte le 13 mars 1931, le jour de sa naturalisation américaine. Car, bien que l’écrivaine ait déclaré :« les Etats-Unis d’Amérique sont le pays le plus grand, le plus noble, et, dans ses principes, le seul moral de l’histoire du monde », elle n’y est pas née

De son nom d’origine, Alissa Zinovievna Rosenbaum, émigrante issue de la bourgeoisie russe, a peut-être voulu conserver les initiales. Née en 1905 au sein d’une famille juive de Saint-Pétersbourg, elle est la fille d’un père pharmacien aimé et d’une mère cultivée peu aimante. La famille jouit d’un certain luxe, voyage et emploie une gouvernante française comme il est de bon ton à l’époque dans les milieux aisés.

La Révolution bolchévique de 1917, qui entraîne le saccage de la pharmacie paternelle, le déclassement et l’exil de la famille, scelle l’anticommuniste viscéral qui sera le sien toute sa vie, et nourrit son individualisme forcené. Mais c’est grâce aux communistes, qui ouvrent l’université pour la première fois aux femmes, qu’elle peut entreprendre des études d’histoire et de philosophie et surtout des études de cinéma, en particulier le cinéma américain qui la fascine aussitôt et tiendra une grande place par la suite. Ce cinéma émanant d’un Hollywood naissant, qui glorifie les pionniers et les figures d’hommes qui se sont forgés tout seuls et concoure à l’édification du rêve américain, à travers les westerns notamment, répond entièrement aux aspirations romanesques d’Ayn Rand..

En février 1926, elle débarque en Amérique. Sans la présence d’une branche de la famille à Chicago et sans les efforts de sa mère pour la faire inviter, ce projet n’aurait pu se concrétiser. Cette individualiste forcenée n’aimait pas trop se souvenir qu’à ses débuts, elle a bénéficié d’une chaîne d’appuis décisifs, notamment financiers, de la part de la famille de sa tante.

Au bout de quelques mois, grâce à sa tante travaillant dans un cinéma de Chicago et qui lui donne quelques adresses, elle file à Hollywood où, selon la légende, elle tombe sur le plus gros producteur de l’époque, Cecil B de Mille — véritable géant du cinéma américain, à la fois réalisateur et producteur dont le nom reste associé aux « peplums », ces films à grand spectacle d’inspiration biblique ou antiques.

Elle écrit ensuite du théâtre et s’installe à New-York, ville rêvée dont l’architecture avec ses gratte-ciels tellement cinégéniques matérialise parfaitement ses visions de grandeur.

Le héros de La Source vive, son premier roman à succès paru en 1943, est d’ailleurs architecte. Incorruptible bâtisseur d’un monde nouveau, Howard Roark refuse de se plier à la norme et à l’avis du plus grand nombre. Être ce que l’on est, créer ce en quoi on croit, sans concession, tel est ce génie incompris que décrit Ayn Rand sous l’apparence d’un homme au physique puissant.

D’abord refusé par douze éditeurs, La Source vive (The Fountainhead, dans la version originale parue en 1943), qu’elle a mis sept ans à écrire, se vend bientôt à 6 millions d’exemplaires.

Le roman est adapté au cinéma par King Vidor, l’un des plus grands réalisateurs du moment, sur un scénario d’Ayn Rand elle-même, qui pour l’occasion fait un retour triomphal à Hollywood, avec la star Gary Cooper dans le rôle principal. Elle assiste même au tournage. Sorti en 1949 aux USA, le film est distribué un an plus tard en France sous un titre on ne peut plus limpide, Le Rebelle dont les images sont projetées pendant le spectacle. Considéré comme un des meilleurs films de King Vidor, Le Rebelle est en tout cas une excellente porte d’entrée pour qui veut approcher la pensée d’Ayn Rand. Fresque mélodramatique inspirée de l’œuvre architecturale de Frank Lloyd Wright, auprès de qui Ayn Rand s’est beaucoup documentée, cette ode aux bâtisseurs, aux visionnaires, résume dès les premières séquences le propos d’Ayn Rand. C’est la lutte de l’individu contre le collectif dans toute sa splendeur. La romancière y dénonce toute entrave à la liberté créatrice de l’esprit individuel et dénonce l’altruisme et le sacrifice au nom du bien collectif comme une véritable aliénation.


 

Une écrivaine, une philosophe ?



Scénariste, puis romancière dont les livres The fountainhead et Atlas shrugged battent des records de vente (19 millions d’exemplaires vendus à travers le monde jusqu’à aujourd’hui), Ayn Rand, est devenue au fil de ses écrits, le chantre de l’égoïsme rationnel, le concept central de sa pensée qui sert l’ultra-libéralisme, on ne peut plus clairement détaillé dans La Source vive. Nourrie par son anti-communisme (elle témoignera d’ailleurs devant la Commission des activités anticommunistes durant le maccarthysme dans les années 1950), sa haine du collectivisme, de l’Etat et de l’altruisme, mais aussi par son athéisme, sa pensée est ainsi définie par Ayn Rand elle-même : « ma philosophie, par essence, est le concept de l'homme en tant qu'être héroïque, avec son propre bonheur comme objectif moral de sa vie, avec l'accomplissement productif comme sa plus noble activité, et la raison son seul absolu."

Pour asseoir le concept d’égoïsme rationnel, elle développe le courant « objectiviste » qui postule le fait qu’il existe une réalité indépendante de l’esprit humain et qu’elle ne peut être découverte que par l’usage logique de la raison. Chaque individu est maître à bord : maîtrise de la raison, maîtrise du corps, maîtrise des émotions. Cette théorie objectiviste, elle la développe dans un nouveau roman, Atlas Shrugged paru en 1957. Une somme de près de 1500 pages qu’elle met plus de dix ans à écrire traduite en français par La Grève, qui est le titre d’origine choisi par l’autrice.

L’histoire imagine un groupe d’entrepreneurs, de créateurs, d’inventeurs, tous géniaux, qui, s’estimant exploités par l’Etat (c’est le début du Welfare state, l’Etat providence) qui les assomme de taxes et les empêche d’innover par le contrôle qu’il exerce sur eux, font sécession et se retirent quelque part dans le désert du Colorado et créent une sorte de nouvelle société anarcho-capitaliste où les riches peuvent enfin vivre entre eux sans jamais redistribuer leurs richesses (on s’en doute, Ayn Rand détestait Robin des Bois). Les adeptes de ce collectif — puisque paradoxalement il s’agit d’un collectif — font le signe du dollar comme d’autres font le signe de croix..

Ayn Rand a choisi la forme fictionnelle pour faire circuler ses idées bien plus largement que si elle les avait développées au sein d’un essai à diffusion plus réduite. L’écrivaine qui fait le tour des talk-show télévisés et fascine les étudiants (on l’appelle la déesse des campus) rassemble tel un véritable gourou tout un petit groupe de fans organisé par son amant Nathaniel Branden.

Peut-on la considérer comme une philosophe ? Si elle est globalement classée comme telle aux Etats-Unis, certains estiment qu’il est difficile néanmoins de la considérer ainsi tant sa pensée paraît simpliste, peu encline à questionner, et refusant toute contradiction. Les philosophes d’ailleurs ne la lisent pas vraiment et lui reprochent de ne pas avoir lu les penseurs fondamentaux, ni même ceux dont elle se réclame comme Aristote ou Nietzsche, et d’opérer parfois des raccourcis hâtifs dans l’histoire des idées...


 

Quels liens faire avec mes élèves ? 



- On trouve des références à Atlas Shrugged et plus généralement à Ayn Rand dans la série américaine Mad men, qui met en scène une agence de pub sur Madison avenue à New York, dans les années 60, notamment saison I, épisode 8, où le livre est explicitement cité comme un chef d’œuvre.

- Le jeu vidéo BioShock qui s’en réclame très explicitement : Jack, le personnage incarné par le joueur, est guidé par un personnage nommé Atlas et le créateur de la cité utopique Rapture se nomme Andrew Ryan, nom qui contient l’anagramme d’Ayn Rand. Le directeur de la création du jeu mentionne clairement les livres d’Ayn Rand (aux côtés de ceux de George Orwell) parmi ses sources.

Le loup de Wall Street,l’apogée de l’ultralibéralisme des années 80, époque de sa mort durant laquelle sa pensée imprégnait largement le modèle Américain

- Le Monopoly,c’est après tout comme ça que beaucoup d’entre nous ont abordé les notions, à travers le jeu, du libéralisme à la Ayn Rand : « Chacun pour soi », « la ruine des autres fait notre richesse » et « l’argent appel l’argent ». Néanmoins, il serait possible, en s’alliant collectivement, de ruiner la banque et de gagner autrement au Monopoly. 

 

Ayn Rand, un personnage engagé ?



Est-elle un modèle ? quelle est la place des femmes dans les romans d’Ayn Rand ? Que pensez-vous de ses personnages féminins ? Ce sujet n’est pas le moindre de ses paradoxes. Ses romans développent un climat viriliste, mais présentent des personnages féminins émancipés, libre, et son propre parcours montre l’exemple d’une intellectuelle indépendante choisissant sa vie et ayant clairement l’ascendant sur son mari et sur son amant. Ce qui a pu séduire une frange des féministes américaines. Ayn Rand, pour qui prime le choix individuel, s’est clairement prononcée en faveur de l’avortement. Elle réserve cependant un sort peu enviable à ses paires : les relations sexuelles, dimension importante de ses romans, débutent assez systématiquement par un viol et les femmes d’exception, si indépendantes soient-elles, n’ont au fond d’autre but que de se soumettre à l’homme d’exception… Les femmes ne sont jamais leader de l’intrigue dans ses romans, l’essence de la femme est la vénération de l’homme.

Ayn Rand présente bien d’autres paradoxes à nos yeux d’Européens : foncièrement capitaliste, elle est néanmoins fondamentalement contre le racisme puisque pour elle l’individu ne peut être réduit à ses origines. Elle prétend que le racisme est la forme la plus basse du collectivisme. Plus américaine que les Américains, elle est profondément athée, ce qui ne cadre pas tout à fait avec les discours de Trump, du Tea party et des Républicains en général dans un pays où l’on prête serment en jurant sur la Bible.
Du point de vue des mœurs, Ayn Rand promeut des valeurs libérales, généralement plutôt de gauche. Concernant l’homosexualité, elle estimait que la loi n’avait pas à intervenir dans une relation entre deux adultes consentants mais elle a tout de même affirmé que l’homosexualité était « immorale » — une déclaration sur laquelle elle serait revenue ce qui ne l’a pas empêchée de défendre le droit des entreprises à discriminer leurs salariés sur la base de l’orientation sexuelle...

Enfin, elle s’est élevée contre la guerre du Vietnam mais non parce que cette guerre reposait sur des visées impérialistes, comme le dénonçaient alors de nombreux jeunes Américains, mais, au contraire, au motif que cette guerre était menée selon elle pour des raisons altruistes !

Cette penseuse n’est pas toujours facile à suivre dans ses raisonnements !


 

L’Orchestre de spectacle du Nouveau théâtre de Montreuil, le collectif face à l’individu ?



Pourquoi porter ce texte à la scène avec un orchestre ? La pensée d’Ayn Rand n’appartient pas seulement à l’histoire, elle a ressurgi à la faveur de la crise financière de 2008, année où Atlas Shrugged a connu un véritable boum de ses ventes, et des manifestations du Tea Party. Sylvain Cartigny a voulu donner à découvrir et y apporter une réponse artistique par le biais de l’Orchestre de spectacle du Nouveau théâtre de Montreuil qui, de par son existence même, et sa forme chorale par essence collective, offre un démenti au concept d’égoïsme d’Ayn Rand.

Musicien, compositeur et artiste complice de longue date du metteur en scène et musicien Mathieu Bauer, Sylvain Cartigny a, dès l’arrivée de Mathieu Bauer à la direction du Nouveau théâtre de Montreuil en 2011, échafaudé avec celui-ci le projet d’un orchestre local rassemblant jeunes amateurs et semi-professionnels, dans une ville où la pratique musicale autour du conservatoire de musique occupe une place importante.
L’orchestre qui rassemble sur ce spectacle 15 jeunes gens au plateau, compte globalement entre 25 et 30 personnes.

Inhérente à la formation de l’orchestre qui, de par sa structure, implique la nécessaire écoute de l’autre. Un orchestre est un collectif de musiciens qui travaillent à sonner ensemble, pour cela chacun œuvre d’abord à l’écoute des autres..

 L’orchestre de spectacle du Nouveau théâtre de Montreuil travaille également sur le projet d’Hymnes en jeu, imaginé à l’occasion des Olympiades culturelles en amont des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.

« Il n’existe pas de cerveau collectif » soutient Ayn Rand par la voix d’Howard Roark dans son plaidoyer final de La Source vive. L’Orchestre là encore laisse entendre sa réponse : un orchestre ne s’appelle-t-il pas aussi un « ensemble » musical?

Pour prolonger la réflexion on peut aussi mettre en regard cette affirmation d’Ayn Rand avec la notion d’intelligence collective, aujourd’hui de plus en plus explorée, notamment en économie, dans l’entreprise, qui postule que : personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose et, ensemble, on produit une réflexion qui va plus loin que la somme des intelligences réunie.

Qui est le personnage principal dans Femme capital ? L’orchestre ou la soliste ? Au fil de ce spectacle à deux voix, on s’attachera à observer comment l’un et l’autre dialoguent ou s’affrontent : qui révèle qui et quoi ?




 

 

 

 

Après le spectacle : échanger et analyser ce que l'on a vu

Le dispositif au casque : quand la technique fait sens


Avant même que l’on rentre en salle, on nous confie un casque audio que nous allons revêtir pour écouter le spectacle. Ce dispositif technique, inédit dans les spectacles de Sylvain Cartigny et de Mathieu Bauer, a été mûrement réfléchi. Quel est le but d’un tel appareillage ? Qu’est-ce que cela procure comme écoute ? Qu’avez-vous ressenti ?
Le casque répond d’abord à un souci de qualité d’écoute : quand un récitant se trouve seul face à un orchestre, il n’est pas toujours évident d’entendre distinctement ce qui est dit à travers la musique. Il s’agit donc de dissocier l’écoute de l’actrice d’un côté et de l’orchestre de l’autre. Le casque isole donc la voix et les propos d’Ayn Rand, il les dissocie de la partition de l’orchestre et la présente ainsi en contrepoint.
Mais le casque a aussi pour effet de provoquer l’isolement de celui ou de celle qui se trouve sous le casque. Le dispositif rompt avec le phénomène d’agora propre au théâtre qui lui confère implicitement sa dimension politique dès lors qu’une parole est proférée en public. Ainsi, nous ne sommes plus conviés au cœur d’une assemblée pour assister ensemble à un spectacle mais nous nous trouvons séparés les uns des autres dans notre présence et dans notre écoute, littéralement cernés par nos oreilles qui, d’un côté, nous délivrent la parole d’Ayn Rand comme susurrée à l’oreille rien que pour nous et, de l’autre, la voix de l’orchestre. La relation de l’individuel au collectif, centrale chez Ayn Rand, se joue déjà ici sans qu’on y réfléchisse, au niveau de nos sens, dans cette dimension de l’écoute.
Qu’est-ce que cela produit en chacun de nous ? Que ressentons-nous quand enfin nous pouvons enlever le casque ?

Ce que l’on voit : L’individu face au collectif, une soliste et un orchestre

 

Dans le même ordre d’idées, la scénographie et, plus exactement, la disposition de la soliste par rapport à l’orchestre les dissocie là encore visuellement l’un et l’autre, avant même que les premières notes ne soient jouées ou les premiers mots prononcés. Seul élément de décor, une cabine, dans laquelle apparaît l’interprète, l’isole des musiciens placés en U autour d’elle. Pour le spectateur, il y a d’emblée une confrontation visuelle entre les deux univers, le collectif et Ayn Rand, « le plus extraordinaire être humain ayant jamais vécu » comme l’affirme le 1er article du règlement de son Institut.
Par cette mise en regard de deux mondes, Sylvain Cartigny nous invite aussi à considérer la dimension collective de l’orchestre, sa force qui repose sur sa solidarité intrinsèque et s’oppose en nombre aux propos de Rand
Est-ce une cabine de radio par laquelle Ayn Rand diffuse ses discours ? une cage dans laquelle la bête se trouve enfermée, contenue ? ou même un mausolée dans lequel repose la figure de l’ultra-capitalisme, ainsi que la décrit Stéphane Legrand dès les premières pages de son livre ? Souvenez-vous des premiers mots : « Devant la chapelle funéraire Frank E.Campbell sur Madison Avenue, à New York, au début du mois de mars 1982, un cortège imposant piétine et grouille, en murmurant dans la neige. Quelques jours plus tôt, Ayn Rand est morte, d’une insuffisance du cœur (d’aucuns diraient : comme elle avait vécu). Pour certains, elle fut une inspiration, pour d’autres un mentor ; un objet de curiosité ou de scandale aux yeux de la plupart. Il doit y avoir un bon nombre de journalistes, j’imagine, sa stature était mondiale, et elle était aussi douée pour susciter la vénération que le dégoût ». Le décor est posé, ce prologue s’intitule Atlas Died.
Par ce dispositif de cabine, elle se trouve aussi isolée des spectateurs, mise à distance par une parois vitrée qui à l’occasion sert aussi de support aux sous-titres et aux messages. Une de ses interviews à propos des Indiens y est retranscrite : « je ne pense pas qu’ils aient le droit de vivre dans un pays pour la seule raison qu’ils y sont nés et y ont vécu comme des sauvages (…) Les Indiens n’avaient aucun droit de propriété (…) C’était des tribus nomades avec une culture primitive si on peut appeler ça une culture. ». La vitre sert aussi de surface de projection d’images de films (images de Gary Cooper dans Le Rebelle notamment), rappelant ainsi le rôle qu’a joué le cinéma dans sa formation et dans son parcours. Quelles sont les autres images qui apparaissent ? en reconnaissez-vous ?
Tantôt même, la cabine se remplit de fumée et le personnage y disparaît complètement : Ayn Rand qui fumait comme un pompier est morte d’un cancer des poumons.
Qu’est-ce qui brille là-haut sur le toit de la cabine ? Un dollar vert miroite comme une boule à facette rappelant celui que l’écrivaine portait en broche, l’emblème absolu des objectivistes, l’objet de vénération des sécessionnistes d’Atlas shrugged. Voici ce qu’elle en dit par la voix de Stéphane Legrand : « au-dessus de mon cercueil se dresse, sublime comme une croix et aussi terrifiante qu’une potence, une gigantesque topiaire, sculpture végétale, taillée selon mes instructions pour que la forme de ses ramures entrelacées et l’éclat vert de son feuillage touffu proclament le nom du vrai Dieu : Dollar ».

 

 

Une récitante/ un personnage ?

 

Qui est celle que l’on voit dans la cabine face à l’orchestre ?
A mi-chemin entre une figure possible du personnage et la soliste de ce spectacle musical, l’actrice Emma Liégeois se tient à une certaine distance d’Ayn Rand. Elle l’est et elle ne l’est pas. Elle dit « je » mais n’incarne pas complètement l’écrivaine. De même, les musiciens ne sont pas de simples interprètes, ils apportent aussi une certaine dimension par leur présence, à travers leur jeu muet. Ils sont témoins de qui est proféré et parfois acteurs. Des musiciens sortent parfois de l’orchestre, le temps d’une scène : ainsi l’un d’eux incarne le personnage du fameux Nathaniel Branden, l’amant fasciné qui répandra la parole objectiviste par les cassettes, livres et conférences de Rand diffusés par le Nathaniel Brendan Institute.
La beauté glamour de l’actrice, qui affecte ici une silhouette très année 1940, évoque tout à la fois l’univers d’Hollywood — rêve de gosse d’Ayn Rand dans lequel elle évolua et qui la fascina — et la séduction qu’exerçait et exerce encore, dans une certaine mesure, ses romans et sa pensée sur les foules. Elle ne ressemble pas physiquement à Ayn Rand qui n’avait pas la réputation d’une beauté, mais elle incarne son pouvoir d’attraction, « l’ultime drogue de passage vers une vie de droite », écrit Stéphane Legrand dans son prologue. « Jamais, avant moi, le capitalisme n’avait su se vendre, en tout cas pas de manière aussi sexy » dit le personnage.
Sa tenue, chemise noire et pantalon d’équitation qui rappelle celui que porte Dominique Francon dans La Source vive lorsqu’elle voit pour la première fois Roark, donne l’image, un brin masculine, d’une femme de tête qui avance d’un pas décidé, cravache en main, vers son destin, telle que représentée dans le cinéma américain de l’époque.
Déjà vue dans d’autres spectacles de Mathieu Bauer (Shock corridor, Western), Emma Liégeois cumule les talents d’actrice et de chanteuse. Elle participe à différentes productions de théâtre musical et semble particulièrement à l’aise avec l’alternance d’un texte parlé chanté ainsi que par le passage d’un registre musical à l’autre. La façon dont elle interprète le texte est musical de bout en bout, elle n’est jamais dans un rapport réaliste mais bien plus dans une relation de rythme. La puissance lyrique de sa voix apporte du souffle à son interprétation et confère ici l’aura d’une diva à Ayn Rand qui traduit bien dans quelle dimension celle-ci entendait se situer.

 

Ce que l’on entend : la musique, le son, le ton



Comment faire entendre une parole dérangeante, tout en prenant ses distances avec ce qui est dit ?
Le metteur en scène Mathieu Bauer a eu l’idée d’adapter le texte de Stéphane Legrand à la première personne comme pour entrer dans la peau d’Ayn Rand et pour nous rapprocher du personnage préalablement mis à distance par le ton légèrement sarcastique de l’auteur. Le fait qu’elle emploie la 1ère personne rend son discours plus incarné et renforce la dimension individualiste de son discours, on a l’impression qu’Ayn Rand en personne rentre dans notre cerveau et vient nous injecter sa parole venimeuse directement à l’oreille. Il appuie également sur son individualisme.
Cependant, quand le discours entre dans le registre du commentaire, il y a comme un décalage qui s’opère avec ce qui est dit et qui confère au propos une résonnance légèrement surréaliste voire comique. Ainsi « Les lecteurs américains classent mes deux principaux livres, The Fountainhead (La Source Vive) paru en 1943 et Atlas Shrugged (La Grève), en 1957, comme les deux plus grands romans de langue anglaise écrits au XXe siècle. Hemingway et Faulkner sont invités à aller se rhabiller ! Sachez qu’en 2001, La Grève est le second livre dont les américains considèrent qu’il a eu le plus d’impact sur leur vie. Je précise que le premier est la Bible et qu’on est aux Etats-Unis… Je suis autant athée que mégalomane et me voilà outrée par cette médaille d’argent ! » Est-ce que l’on parle ainsi de soi-même ?
On peut alors se demander qui parle ici au fond ? Rappelons que le texte n’est pas d’Ayn Rand mais d’un montage à partir d’un essai de Stéphane Legrand, il s’agit déjà d’un texte critique qui mêle citations et éléments biographiques pour déboulonner la statue. Le propos, dépourvu de toute nuance, confine doublement au grotesque en passant à la 1ère personne qui achève de donner à Rand un ton de gourou ne souffrant aucune contestation. Surtout lorsqu’il entre en résonnance avec la musique.
Quel est le ton qu’emploie l’actrice ?

Que provoque ici le recours au montage ?

La musique en contrepoint 



Comment résonne la musique face à la soliste ? vient-elle en accompagnement ? ou au contraire en contrepoint ?
Quelle utilisation d’airs connus est faite ici ? Que nous raconte la partition par rapport au texte et au personnage ?
La musique offre à elle seule un puissant désamorçage de la parole. Ainsi quand survient le Prélude de Lohengrin, juste après une assertion pour le moins édifiante quant à l’esprit romanesque de Rand : « Le motif, le but de mon écriture est la projection de l’homme idéal, nous dit Stéphane Legrand paraphrasant Ayn Rand. C’est l’antithèse de l’homme de la rue, l’homme de la masse. L’homme idéal est une fontaine d’énergie. Un homme pourvu d’une inébranlable confiance en lui-même, exempt de tout conflit intérieur, dépourvu d’empathie. Il est capable d’amitié ou d’amour à la seule condition de reconnaître dans l’autre le reflet d’une part de lui-même. Il est sans religion, peu intéressé par le sexe en règle générale, et rien ne compte que le but qu’il s’est fixé, but qu’il veut atteindre envers et contre tout. Il est autosuffisant, ne travaille pas en collectivité, ne discute pas, ne coopère pas, ne collabore pas. Il est tel que je suis : œuvre et auteur de lui-même. »
Ce célèbre opéra de Richard Wagner narre la légende d’un chevalier du Graal pur et vaillant, à l’armure étincelante, apparaissant dans une nacelle tirée par un cygne. Inspirée de la littérature médiévale allemande, l’œuvre de Wagner évoque à nos oreilles l’avènement d’un héros absolu, d’un sauveur, d’un presque demi-dieu. Rien n’est trop énorme pour Ayn Rand, semble nous dire l’orchestre avec cette fameuse partition, qui après avoir envouté le roi Louis II de Bavière reste également associée, comme toute l’œuvre de Wagner, à l’esthétique de l’Allemagne nazie. « L’humanité agonise sous le joug de l’amour, continue Stéphane Legrand/Ayn Rand. il n’est que de voir les saccages d’Attila, les massacres de Néron ou l’intense passion compassionnelle d’Hitler pour s’en convaincre. Toutes les plus grandes horreurs de l’Histoire ont été perpétrées au nom d’un motif : l’altruisme ». L’intense passion compassionnelle d’Hitler … que dire d’une telle affirmation !!??
On peut mettre en regard l’usage de ce même prélude que fit Charlie Chaplin dans Le Dictateur, dans la scène où le personnage joue et danse avec une mappemonde qui s’avère être un ballon en plastique. Les effets d’échelle dans le rapport à l’espace du personnage le font apparaître tel un enfant qui joue, qui tombe et dont le ballon finit par exploser…
Dans le grand melting pot musical qui voisine des compositions personnelles de Sylvain Cartigny, on aura peut-être reconnu aussi Hôtel California, méga tube des année 1970 du groupe américain Eagles, qui traduit les excès de fêtes, de drogues et d’alcool dans le milieu de la musique à Los Angeles à l’époque, mais aussi, dans un style beaucoup plus cabaret, I happen to like New-York de Bobby Short, ou encore O Solitude, my sweetest choice du compositeur anglais Henry Purcell.
On pourra se demander quel est l’effet produit par l’association de cet air absolument sublime du répertoire baroque avec la figure d’Ayn Rand, et de même pour toutes les musiques associées ici.
Quel est l’effet également de l’interprétation façon fanfare d’Hôtel California ?
Plus globalement, quel rôle joue la musique ici ?
Si nous avons entendu les paroles d’Ayn Rand, les avons-nous comprises ?
Des propos vous ont-ils choqué ? Comment cette parole fait elle écho avec d’autres discours que l’on peut entendre aujourd’hui ?
Au-delà de la figure de cette femme, on peut y entendre dans le montage de ses paroles la mise en exergue des logiques de domination et de prédation qui ont façonné le monde occidental d’aujourd’hui.
Dès lors, comment faire entendre une parole négative ? Comment créer un beau/bon spectacle sans rendre agréable ou séduisante une parole qu’on entend dénoncer ? Comment construire un spectacle sur une parole rebutante ?

 

Avant le spectacle

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Après le spectacle

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