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ILIADE & ODYSSÉE

Pauline Bayle

Avec une énergie inouïe, cinq comédien·ne·s donnent vie à l'épopée d'Homère. Dynamitant les clichés et les genres, il·elle·s s'emparent de tous les personnages et nous embarquent dans un spectacle haletant.

Iliade et Odyssée ouvre la première saison de Pauline Bayle à la direction du CDN de Montreuil, rebaptisé par ses soins Théâtre public de Montreuil. Créés au début de sa carrière de metteuse en scène, en 2015 et 2017, et présentés aujourd’hui en diptyque, ces deux spectacles sont emblématiques de son audace à s’attaquer à ces monuments réputés intouchables que sont les grands textes, pour les mettre à la portée de tous. Iliade est le premier spectacle qui a véritablement consacré la renommée de la metteuse en scène, le premier qu’elle a réalisé en condition professionnelle, à sa sortie du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Mené à bien avec un budget très restreint, cinq acteurs seulement et très peu de décor, il s’agit d’un spectacle frondeur, empreint d’une certaine urgence de la jeunesse. La lecture de l’Iliade a marqué Pauline Bayle dans son adolescence, elle a porté le projet de mettre ce texte en scène durant des années et travaillé longuement sur l’adaptation. Créé deux années plus tard dans des conditions très différentes, mais toujours avec la même concentration sur le jeu des acteurs, Odyssée lui fait écho à travers une mise en scène plus complexe. L’articulation en diptyque, imaginée après coup, ouvre une réflexion contrastée sur la figure du héros.


 

Aller à l'essentiel avant votre venue au spectacle

Ecrire la guerre et son retour


Composé quelques huit siècles avant notre ère par Homère, L’Iliade, ou poème d’Ilion — l’autre nom de Troyes — relate certains événements de la Guerre de Troie centrés sur les combats et sur la figure d’Achille, notamment la querelle entre Agamemnon et Achille, la colère de celui-ci, sa rupture d’avec l’armée des Grecs et finalement son retour sur le champ de bataille. Œuvre plus tardive, L’Odyssée, du nom d’Ulysse (Odysseus, en grec) raconte la chute de Troie, dont le fameux épisode du cheval, et surtout les nombreuses épreuves qui attendent Ulysse lors de son retour dans son île natale d’Ithaque. L’Odyssée est l’un des chefs d’œuvre les plus connus de la littérature mondiale. Le terme d’odyssée est passé par la suite dans le langage courant pour désigner une succession d’aventures périlleuses et sans fin.

 

 

Deux textes attribués à Homère


dont les exégètes débattent encore pour déterminer s’il a réellement existé ou s’il s’agit plutôt d’un groupe de poètes, un peu comme pour Shakespeare —, et organisées l’une et l’autre sous forme de 24 chants, sans doute à une époque plus tardive, les deux œuvres s’avèrent très différentes. Plus complexe dans sa chronologie, l’Odyssée comporte une dimension fantastique, de merveilleux, tandis que l’Iliade reste plus factuel, et présente une structure monolithique relativement répétitive. Chacune des aventures que compte l’Odyssée se présente comme une histoire en soi, avec un début, un développement, une fin. Au-delà de ces différences, chacune de ces deux œuvres s’attache à un personnage en particulier et met en avant une figure du héros radicalement différente. Achille, le demi-dieu guerrier au sommet de sa gloire dans l’Iliade ; Ulysse, l’homme qui doute et qui erre dans l’Odyssée.

Quand Pauline Bayle crée Iliade, en 2015, le texte d’Homère a été peu monté au théâtre, en France, hormis par la chorégraphe Maguy Marin, en 2009, au festival d’Avignon, sous le titre Description d’un combat, dans une approche qui insistait davantage sur le mouvement général du texte et sur la violence que sur les personnages. L’Iliade a également été monté en 2016 et en 2017, par Lucas Giacomoni, dans le cadre du festival Vis-à-Vis du Théâtre Paris Villette, qui explorait alors la question des conflits et de la violence, avec des détenus longue peine et des acteurs professionnels, suite à l’expérience d’un atelier mené en prison.

 

 

Pauline Bayle, des planches à la direction du Théâtre de Montreuil 

 

Née en 1986, dans les Yvelines, Pauline Bayle s’est découvert une véritable passion pour le théâtre très tôt dans l’enfance. Avant d’être metteuse en scène, elle a d’abord voulu être actrice et a suivi des cours de théâtre assez tôt. Après le Conservatoire de Versailles, et cinq années de Sciences po, pour satisfaire aux exigences de ses parents, elle entre au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris où elle peut enfin assouvir sa passion pour le théâtre et découvre la mise en scène comme un moyen d’expression à part entière. Dès l’enfance, Pauline Bayle entretient un rapport très fusionnel à la littérature. C’est une lectrice passionnée de grandes œuvres littéraires, ses lectures ont énormément compté dans sa formation. Au début de sa vie d’artiste, Pauline Bayle a écrit deux textes qu’elle a mis en scène et dans lesquels elle a joué, avec des camarades du conservatoire au plateau : A tire d’aile, d’abord présenté au CNSAD puis au Ciné XIII théâtre (ce premier spectacle donnera son nom à la compagnie) et A l’ouest des terres sauvages, présenté dans le cadre du Prix des Jeunes metteurs en scène du Théâtre 13, en 2014. Elle a joué comme actrice dans plusieurs spectacles, notamment sous la direction de Christian Schiaretti, Sandrine Bonnaire et Gilles David, avant de se tourner résolument vers la mise en scène. C’est avec son adaptation de l’Iliade qu’est venue la renommée. Depuis, ses mises en scène, pensées pour un noyau dur d’acteurs, formés pour la plupart avec elle au conservatoire, partent systématiquement d’une adaptation. L’écriture fait partie de sa recherche d’artiste : c’est une façon pour elle de poser les premiers jalons de la mise en scène. Pauline Bayle revendique un rapport physique, concret, à l’écriture et à la mise en scène, contrairement à certains metteurs en scène qui sont dans une approche plus intellectuelle. De même qu’elle revendique le côté collectif de l’aventure théâtrale dans son approche du plateau.


 

Adapter les grands textes épiques, écrire le contemporain 



La suppression de l’article défini dans les titres, Iliade et Odyssée, nous fait penser que Pauline Bayle présente une adaptation, une version théâtrale possible de ces deux grands textes. Il ne s’agit ni de L’Iliade d’Homère ni de son Odyssée, mais une réécriture pour la scène inspirée des principaux chants qui composent initialement ces œuvres et non une intégrale des œuvres. Ce travail d’adaptation, c’est-à-dire de transformation d’un texte non théâtral en partition pour la scène, est la première étape de création.

Habitée par les grands textes depuis l’enfance, Pauline Bayle ne les considère pas pour autant comme des objets sacrés, intouchables et figés dans le temps, mais au contraire comme une matière vivante, un matériau dont elle tire un texte basé sur l’énergie de la scène. Si ses choix d’œuvre se portent jusqu’ici sur ce qu’on appelle communément des classiques, la façon dont elle les aborde n’est absolument pas classique. Achille, Agamemnon, Ulysse, Pénélope… et les autres personnages d’Homère nous sont familiers puisqu’ils habitent notre imaginaire depuis toujours, et, en même temps, ils demeurent des héros assez lointains. Ici, on a le sentiment de les découvrir comme pour la première fois. Pauline Bayle nous les fait voir d’un œil neuf. Bien qu’ils ne soient pas complètement incarnés, ni dotés de psychologie, ils apparaissent comme des êtres proches de nous, auxquels on peut s’identifier, par le biais d’une écriture simple et directe.

Pour elle, la dimension du temps, le présent du théâtre qui est un temps partagé avec le public, est une donnée fondamentale qu’elle prend soin de réactiver à chaque nouveau projet. Elle sait nous embarquer dans le présent des œuvres, elle les ramène à nous par une mise en scène au plus près des acteurs et des situations et fait sauter les piédestaux sur lesquels dorment parfois les œuvres fondatrices à force d’éloges et de commentaires. La façon qu’elle a de s’emparer de la jeunesse des œuvres, de nous les rendre absolument contemporaines, permet à chacun de les approcher de manière intime, de se les approprier.

Dès qu’elle a lu L’Iliade, à l’adolescence, Pauline Bayle a eu envie de le porter à la scène. Loin de se sentir écrasée par le poids de la légende, elle y a vu toute la liberté qu’offre ce texte pour le théâtre. S’agissant d’un texte issu d’une tradition orale, il reste ouvert à l’interprétation : les aèdes, les poètes de la période antique, qui déclamaient les poèmes de village en village, ne chantaient jamais l’intégrale. Elle nous fait sentir à quel point il s’agit d’un texte moderne, d’une matière plastique, c’est-à-dire d’un texte vivant, fait pour être adapté.
Si la metteuse en scène respecte la structure des œuvres, et reprend des pans entiers du poème, elle condense, coupe, passe du récit au dialogue et centre ses choix autour des actions des personnages. Le théâtre guide son approche : la phase d’écriture du texte permet d’élaborer une première ébauche de la mise en scène, de faire les choix qu’elle vérifie ensuite au plateau avec les acteurs, quitte à modifier son texte ensuite. Laissant aux exégètes le soin de débattre sur l’existence ou non d’Homère — dont on dit parfois qu’il serait en réalité un groupe de poètes qui auraient mis en commun des récits de la tradition orale —, Pauline Bayle nous invite dans les aventures de personnages qui, tout en étant proches, par le choix des mots, par le jeu des acteurs, n’en sont pas moins homériques, épiques, dignes d’être relatés, mythiques.


 

La figure du héros : comment questionner la peur et le courage au présent ? Faut-il opposer Achille à Ulysse ? 



En 2017, au moment d’aborder le travail sur Odyssée avec les acteurs, la metteuse en scène avait embarqué toute l’équipe à la piscine olympique de Montreuil pour un stage de plongeon de dix mètres de haut. Une manière très physique de s’immerger au présent en tant qu’acteurs dans les aventures d’Ulysse, d’éprouver son courage mais aussi la peur, et de créer ainsi un « point de contact » — c’est le terme qu’elle emploie souvent — entre la notion de danger qui traverse l’histoire d’Ulysse et le présent des acteurs à travers une expérience corporelle. Cette dimension qui traverse l’œuvre tout entière, l’Iliade comme l’Odyssée, à travers la figure du héros. Ce héros qui s’incarne de manière bien différente d’un texte à l’autre, à travers les figures d’Achille et d’Ulysse, et dont Pauline Bayle questionne la représentation qui nous en est généralement proposée.

L’Iliade est centré sur le parcours d’Achille, sa personnalité, son orgueil, sa détermination, son côté fonceur. Il est le meilleur des guerriers grecs, il incarne la gloire personnelle et questionne le geste de celui qui se bat pour sa patrie. A travers les scènes de combat, les litanies de morts, les paysage de batailles, les gros plans sur les guerriers, Pauline Bayle aborde tout comme Homère la notion de courage.

Humilié par Agamemnon, le roi des rois, qui lui a ravi sa captive, Achille se retire du combat. Il est blessé dans son orgueil et demeure inflexible, sa fierté est plus forte que son sens du sacrifice. Il est mû par ses passions. Il est tout entier habité par la colère que lui inspire le geste d’Agamemnon, jusqu’à ce que le meurtre de Patrocle, son ami, « son compagnon, son frère » lui inspire une colère plus grande encore et l’incite à revenir dans la bataille. L’Iliade, c’est la guerre. Achille, l’extraordinaire guerrier, demi-dieu par son ascendance (sa mère Thétis est fille de Poséïdon), se transforme en véritable machine de guerre. Face au dieu-fleuve, il devient le feu et répand le sang.

Hector apparaît comme son exact envers : Achille agit sur une impulsion toute personnelle, Hector, en homme exemplaire, se bat pour sa ville, l’honneur de sa patrie. Et s’il était le véritable héros de l’Iliade ? faut-il mourir pour la patrie ? Réflexion sur la barbarie de la guerre ? Avec ses litanies de morts — Voyez comme les noms des guerriers au début équipés de leurs flottes respectives tombent ensuite sur le champ de bataille — ses descriptions violentes et l’acharnement d’Achille sur le cadavre d’Hector, l’Iliade porte aussi une interrogation morale sur les ravages de la guerre. Tout entier guidé par ses sentiments personnels, Achille se laisse-t-il infléchir lorsque le vieux roi Priam vient lui demander une trêve pour enterrer dignement son fils Hector. S’agit-il vraiment d’un revirement ?

L’Odyssée nous embarque à la suite d’Ulysse dont le nom renvoie aux errements. L’Iliade c’est la guerre, les certitudes. L’Odyssée, c’est comment s’en remettre, ainsi que le montre la metteuse en scène. Après les désillusions de la victoire, on assiste aux questionnements intimes d’un homme face aux épreuves et à lui-même, à son humanité. Ulysse sème le doute et aborde aux différents méandres de la vie. Plus subtil que celui d’Achille, paradoxal, son personnage apparaît en contradiction avec le héros de l’Iliade et on voit que la force n’est pas tant celle de la puissance physique que de l’intelligence, de la raison et de la ruse. L’Odyssée c’est Ulysse, c’est le parcours d’un homme dans son humanité nue, dans sa solitude. L’odyssée nous invite dans les multiples détours de la condition humaine. Ulysse est un héros aux fragilités apparentes. Au contraire d’Achille, il n’est pas né d’une déesse. Ulysse dit de lui qu’il est personne : au-delà de la ruse pour tromper le cyclope, que peut-on entendre derrière cette affirmation ?

 

On ne nait pas humain : on le devient 



On ne naît pas humain, on le devient, pourrait-on dire à propos d’Ulysse. A mesure qu’il avance en âge et qu’il surmonte les épreuves de la vie, Ulysse s’humanise, il gagne en sagesse et en clairvoyance. Le terme du voyage ne jette-t-il pas pourtant un éclairage paradoxal quand pour retrouver sa place d’homme, chez lui, dans sa maison il doit massacrer tous les prétendants ?

En déplaçant le récit à la scène, en incarnant les questions qu’il soulève, avec ses chapelets de morts au combat, Pauline Bayle fait entendre le texte d’une oreille neuve. Dans ce portrait d’un homme à travers le récit de ses errances, les thèmes de la migration, l’étranger, l’identité et l’exil reviennent de manière récurrente dans le texte d’Homère et résonnent fortement avec l’actualité de notre époque, en particulier dans le chant où la princesse phéacienne Nausicaa accueille Ulysse avec toute l’hospitalité qui sied aux étrangers.

Ulysse aux mille visages offre aussi une intéressante métaphore de l’acteur qui change à chaque nouveau rôle et pourtant reste toujours lui-même. On peut le voir comme un double de la metteuse en scène elle-même. Les interrogations du personnage qui sont celles d’un être humain avançant en âge, un homme qui surmonte les épreuves de la vie et cherche sa place dans le monde font écho aux questions qui animent la jeune artiste comme aux nôtres. En abordant des questions intimes en même temps que des problèmes de société, le texte n’affirme-t-il pas une portée universelle ? 

 

 

Après le spectacle : échanger et analyser ce que l'on a vu

Comment représenter une traversée homérique ? Des acteurs et un texte, retrouver l’essence du théâtre.


Nécessité fait loi : la pauvreté des moyens qui était celle de Pauline Bayle à la création d’Iliade a consacré son style. Centré avant tout sur le jeu des acteur-ice-s — cinq acteur-ice-s pour jouer tous les rôles dans les deux pièces — le théâtre parvient ici à faire exister le mythe homérique avec très peu : pas de décor ou presque, à peine quelques accessoires, pas de costumes, un plateau nu... La force du texte suffit à réveiller le mythe qui habite notre imaginaire à tous depuis l’enfance.

L’espace du théâtre est visible, il se construit et se modifie sous nos yeux avec une grande légèreté, il n’y a pas de 4e mur. Rappelez-vous de quelle manière, dans les deux spectacles, Pauline Bayle joue l’inclusion du public dans une adresse constante. La metteuse en scène bouscule les conventions, elle nous rappelle l’essence du geste théâtral : comme dans un jeu d’enfant il suffit de peu, d’un acteur et d’un texte dans un carré de lumière, pour que naisse la fiction. Les plus grands mythes peuvent surgir à partir de rien. La dimension ludique traverse la dramaturgie de manière affirmée. Des chaises ordinaires, une liste de noms sur papier kraft pour un simple rappel des personnages, des seaux avec différents contenants…

Les éléments présents sont d’autant plus rares sur le plateau qu’ils revêtent une importance considérable dans la partition : on peut par exemple relever la polysémie dramaturgique qui se dégage des chaises : ce qu’elles figurent et ce qu’elles permettent dans l’une et l’autre partie, comment le fait de retourner la chaise, par exemple, imprime un sens nouveau ? que symbolisent-elles ?

Dans Iliade comme dans Odyssée, les acteurs portent tous la même tenue. Un costume neutre, contemporain, fonctionnel, non genré, pantalons et T-shirt gris, une sorte de tenue de travail : ils sont un peu comme des artisans au service du texte. Voyez aussi comment ce costume les situe par rapport au texte : ils ne font pas totalement corps avec leur personnage, une distance subsiste. C’est un peu comme si on les voyait à l’œuvre, sous le costume. L’acteur et le personnage en même temps. A eux cinq, de manière très polyvalente, ils savent faire exister tout un monde et passent aisément d’un registre à l’autre : à la fois les scènes assez comiques, un peu vaudevillesques, des dieux entre eux, et les scènes plus épiques de combats et d’aventures.

Les personnages sont presque croqués sur le vif. Un acteur enlève son T-shirt ou enfile des lunettes de soleil, il devient quelqu’un d’autre et le public le reconnaît immédiatement : Pauline Bayle construit un théâtre de signes, où chaque geste est signifiant, elle n’illustre pas, incarne à peine, elle en appelle à l’imagination du spectateur, celui-ci a une part active dans la construction du spectacle.

La dimension théâtrale, la fabrication du récit sont questionnées en même temps que le récit. Ainsi en est-il du contraste entre la délicatesse des gestes et la violence des actions décrites : lorsqu’Achille poursuit Hector, l’actrice entoure l’autre d’un cercle de poudre blanche ; le fracas des armes transformé en gants et masque de paillettes dorées… Relevez d’autres exemples.

L’humour, très présent dans les deux spectacles, naît de cette capacité à inventer, à déplacer, à jouer avec les conventions théâtrales et avec ces figures mythologiques connues de tous, et de la surprise que cela crée chez le spectateur. Quand Achille appelle sa « maman » à la rescousse, par exemple, ou quand Poséidon entonne son rap, qu’est ce qui provoque le rire dans ces scènes ?

Jouer avec la distribution pour questionner l’identité : une approche des personnages au-delà du genre.

 

« Je suis Personne », affirme Ulysse par une ruse toute philosophique face au Cyclope, dans l’un des épisodes clé de L’Odyssée. Pauline Bayle prend Homère au mot : dans son Odyssée, ce sont cinq acteurs différents qui jouent Ulysse, en alternance et dans une approche chorale. Ainsi évoquent-ils ensemble l’homme aux mille visages qui toujours ruse et s’adapte, à chaque fois différent et pourtant toujours lui-même. Une polyphonie plus qu’inspirante pour le théâtre et pour l’actrice que reste, dans le fond, Pauline Bayle : chaque acteur montre en quelque sorte une autre face d’Ulysse. Dans son approche de la distribution, Pauline Bayle questionne le rapport de l’individu au collectif et inversement : un est plusieurs/ plusieurs font un. Les acteurs se rassemblent pour interpréter ensemble Ulysse et se dispersent à nouveau pour incarner les autres personnages.

Est-ce à dire que nous sommes tous un peu Ulysse ? A travers la figure d’Ulysse, c’est aussi l’éternel étranger, l’errant et ses souffrances qui s’expriment ainsi que la dimension d’humanité.

Par son approche singulière, Pauline Bayle relève particulièrement cette question de l’identité, et joue à brouiller les représentations pour déplacer notre regard. Que se passe-t-il si au lieu de mettre tel acteur dans tel rôle, elle propose plutôt tel autre ? Dans sa méthode de travail avec les acteurs, au début des répétitions, qui comprend une forte dimension de recherche collective, Pauline Bayle propose à tous les acteurs de tester tous les rôles, d’improviser, la distribution n’est pas fixée dès le départ. C’est ensuite seulement, à partir de ce qu’ils lui renvoient, qu’elle voit à qui confier les différents personnages.

Comme on le voit, les acteurs sont capables de passer d’un rôle à l’autre, d’un genre à l’autre en gardant toujours une certaine distance vis-à-vis de leur personnage, ils se tiennent dans un entre-deux entre le joué et le raconté, dans une forme qui mêle le dialogue et l’épique.

Ainsi, un grand costaud peut jouer à la fois Zeus, le dieu des dieux, et la nymphe Calypso, une actrice blonde et longiligne nous faire croire à son Achille mieux que s’il s’agissait un homme bardé de muscles. Loin de la doctrine des emplois, Pauline Bayle conçoit le rapport à la distribution de manière très ouverte et très créative puisque tout est possible, toujours en lien avec les enjeux dramaturgiques du texte. Dans cette approche très libre du théâtre, la metteuse en scène ouvre le champ des possibles dans les enjeux liés à la représentation. Elle sait que l’essentiel se fait dans la tête du spectateur. Cette mise à distance n’empêche en rien l’émotion.

Quel sens produit le déplacement d’un genre à l’autre ? Dans L’Iliade, cela permet de porter un autre éclairage sur le personnage d’Achille, et plus généralement sur les notions de masculinité et de féminité : « Achille est le courage, la détermination, le feu… Incarné par une comédienne, on voit d’autant plus qu’il est hors du commun. Dans le texte original, le mot grec « ménis », associé dès le départ à Achille, c’est la colère. Il s’agit d’une rage divine, Achille explose le cadre : ça a beaucoup été raconté avec des hommes très musclés alors qu’avec une femme, ça ouvre une brèche dans l’imaginaire du spectateur, ça renouvèle le personnage, il me semble qu’on voit plus sa détermination et sa force si c’est une femme »*. De confier « cette machine de guerre » à une actrice déplace notre regard et permet de sortir ce personnage archi connu de tout ce qu’on sait de lui. Pauline Bayle nous montre Achille d’une autre manière et nous révèle ainsi d’autres aspects du personnage.

Dans l’Odyssée, le genre n’est pas davantage fixé, tout comme les personnages qui sont joués par plusieurs acteurs à la suite : ce sont des figures. Là encore, il s’agit de jouer avec le genre et les apparences physiques pour déconstruire les archétypes. Le théâtre peut ouvrir ici à un questionnement sur nos représentations et proposer une nouvelle vision du monde.

 

 

Questionner la représentation : un miroir des enjeux de société ?

 

Qui s’adresse à qui, pour transmettre quelle vision du monde ? Pour Pauline Bayle, comme pour nombre d’artistes contemporains, tout geste artistique implique nécessairement de questionner la représentation, ainsi qu’une identification possible entre la salle et le plateau. Penser le regard, c’est même l’origine du théâtre si l’on se réfère à son étymologie : en grec « theatron » désignait l’endroit d’où l’on regarde, le côté spectateur en quelque sorte. Ainsi, proposer une pluralité de regards sur le monde, questionner la diversité sur scène est une évidence pour Pauline Bayle depuis ses premiers projets. Devenue directrice d’un centre dramatique en Seine-Saint-Denis, à Montreuil, ville jeune et multiculturelle, Pauline Bayle se sent d’autant plus responsable à l’égard des spectateurs, en particulier des jeunes.

Ouvrir les rôles d’hommes aux femmes permet de susciter en creux un questionnement chez le spectateur et de pointer le peu de rôles offerts aux femmes, ainsi que la pauvreté de ces rôles. Pauline Bayle elle-même affirme avoir souffert du peu de rôles écrits pour les femmes lorsqu’elle était élève comédienne au conservatoire et avoir travaillé très tôt des rôles d’homme. « J’aimais bien Chimène, mais je voulais faire Rodrigue », dit-elle, rappelant à quel point le moteur des intrigues des pièces sont globalement et ont toujours été des personnages masculins. Ce vécu de comédienne se retrouve forcément dans ses choix artistiques. Pour autant Pauline Bayle réfute tout geste militant. « Le théâtre c’est politique dans le sens où ça s’inscrit dans la cité mais ce n’est pas militant. Dire que le genre est secondaire dans l’identité rejoint des enjeux sociétaux très forts mais je n’ai pas de message à transmettre, ce ne sont pas mes convictions féministes qui guident mes choix artistiques. Et si cela résonne avec l’époque, c’est aussi parce que je suis le fruit de mon époque* ». Le théâtre ne saurait être coupé du monde. Si ces histoires ont traversé les siècles, c’est probablement qu’elles nous parlent encore aujourd’hui. La barbarie de la guerre, ce qui fait la valeur d’un héros, ce qui fait sa force, les multiples ressorts de l’identité, l’hospitalité… sont des sujets universels. Comment sont renouvelées les représentations offertes par le théâtre antique et comment imaginer celles d’aujourd’hui et de demain ? Faut-il pour autant les jouer comme au temps de la Grèce antique, avec uniquement des hommes sur scène, tous masqués ?

Avant le spectacle

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Après le spectacle

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