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LE FEU,LA FUMÉE, LE SOUFRE

Bruno Geslin

Bruno Geslin adapte une pièce fracassante de la Renaissance anglaise. Son théâtre pictural et charnel questionne le pouvoir, ses vices et sa vanité face à la mort.

Né la même année que Shakespeare, en 1564, Christopher Marlowe fait figure de météore noir du théâtre élisabéthain. Son Édouard II est une tragédie meurtrière au verbe cru et flamboyant. Le metteur en scène et homme d’images Bruno Geslin en propose une version crépusculaire et baroque. Le vieux tyran – interprété par la comédienne Claude Degliame – a tout perdu et attend sa dernière heure au fond d’un cachot. Son passé violent et ses pulsions de débauche reviennent le hanter. Devant lui, défilent la reine assoiffée de pouvoir, des barons haineux et revanchards et surtout l’irrésistible et vénéneux Gaveston, son amour subversif. Parmi les décombres calcinés de sa mémoire, se dessine une danse macabre tantôt grandiose tantôt grotesque. Car l’humour, féroce, n’est pas absent de la dernière création de La Grande Mêlée. L’entêtante musique du duo électronique Mont Analogue rehausse des tableaux inspirés par le cinéma sensuel du réalisateur underground Derek Jarman. Neuf comédiens et deux comédiennes donnent corps à cette ample fresque théâtrale où chaque personnage est le jouet de ses propres démons.


 

Aller à l'essentiel avant votre venue au spectacle

Le Titre


Le titre : La rythmique induite par l’allitération en F dit bien la précipitation dans laquelle les personnages se trouvent emportés et la ruine qui en résulte. La répétition de la consonne souffle le vent violent d’un futur consumé — la révolte des barons, la menace du chaos… —, elle suggère le climat sulfureux dans lequel baigne le règne d’Edouard, souverain amoureux qui entend plier l’ordre du monde à son seul désir. Ce feu évoque autant les ravages de la guerre que la passion dévorante d’Edouard pour son amant Gaveston. Ce feu s’entend dans sa dimension réaliste comme au sens émotionnel et moral du terme : au XVIe siècle, le châtiment ultime des flammes de l’Enfer, vision ressassée par la religion, impressionne fortement et l’homosexualité est considérée comme une hérésie, un péché mortel. Il en résulte un titre puissant qui, en trois mots bien trouvés, résume de manière implacable le très long sous-titre de la pièce de Christopher Marlowe, « le règne troublé et la mort pitoyable d’Edouard II, roi d’Angleterre, et la chute tragique de l’orgueilleux Mortimer », qui en dit bien plus que le seul titre, de ce qui apparaît comme l’une des premières pièces historiques, Edouard II.

 

La pièce d'origine / L'auteur : Marlowe versus Shakespeare


Le dramaturge élisabéthain Christopher Marlowe a lui-même connu une existence brève et tumultueuse. Souvent présenté comme une sorte d’alter ego inversé de Shakespeare, né la même année que lui, en 1564, Marlowe occupe une place à part dans le théâtre élisabéthain. Sa propre vie contient tous les ingrédients propices à forger la légende : tempérament violent, rebelle, homosexuel, auteur dramatique et agent secret au service de la couronne d’Angleterre, il meurt en 1593, à seulement 29 ans, des suites d’un coup de poignard dans l’œil, au fond d’une auberge, par un escroc qui s’avère également informateur... Ses six grandes tragédies ont été écrites en cinq années à peine, entre 1587 et 1592. Christopher Marlowe est à plus d’un titre précurseur : c’est à lui que l’on doit d’inaugurer les grandes tragédies historiques qui constitueront pour une bonne part l’œuvre de Shakespeare, à une époque où celui-ci entame sa carrière d’acteur et d’auteur.


Ses pièces s’attachent à des personnages historiques, qui dans son œuvre s’imposent comme des figures de la démesure et de la transgression : Didon, reine de Carthage, Tamerlan, Faust, Le Juif de Malte, Edouard II, Massacre à Paris. Des personnages en quête de puissance et de liberté, dont l’expression individuelle s’oppose violemment à la morale et à l’ordre chrétien dominant. Beaucoup moins jouée en France que celle de Shakespeare, l’œuvre de Marlowe se caractérise par un style (à la fois sa langue et la manière dont il construit ses pièces) plus ramassé, à la fois plus brut et plus moderne, certains disent plus sauvage. C’est l’œuvre d’un jeune homme tempétueux, dont les personnages éponymes adoptent des traits autobiographiques. Il va droit à l’intrigue, sans intermède ni décorum, chaque scène sert à faire avancer l’histoire. Il n’y a pas de scène pour enjoliver, aucun discours, il ne fait pas de littérature, et, ce faisant, il laisse plus d’espace aux acteurs pour inventer. Certains associent Marlowe à un théâtre de marionnettes. Parmi les historiens du théâtre, qui ont longtemps opposé Shakespeare et Marlowe, certains supputent d’éventuelles collaborations entre les deux auteurs… D’autres disent même qu’il ne serait pas mort et que c’est lui qui aurait écrit les pièces de Shakespeare. Marlowe lui-même est un véritable personnage.

 

 

 

La pièce : Eros et Thanos, l'entremêlement des thèmes de l'amour et de la mort

 

Premier acte, Pierce Gaveston est de retour auprès de son amant devenu Edouard II, roi d’Angleterre. Celui-ci le couvre de richesses et de titres, il le fait Lord Chambellan et comte de Cornouailles, provoquant la colère des nobles et de la reine qui voient leurs privilèges passer aux mains d’un simple fils d’écuyer. A force de pressions, ils obtiennent du roi que Gaveston soit à nouveau exilé. Désespéré par cet éloignement, Edouard II obtient, grâce au rôle ambigu de la reine, le retour de son amant. Mais Roger Mortimer, l’amant de la reine qui a pris la tête des nobles en rébellion, capture Gaveston qui est assassiné peu après par Warwick, ce qui précipite le roi dans le désespoir et le royaume vers sa fin. 20 ans de règne condensés en un peu moins de 150 pages.


Fidèlement inspirée des chroniques historiques de Raphael Holinshed, contemporain de Marlowe, cette pièce ténébreuse raconte le terrible enchaînement qui a conduit à la chute du règne d’Edouard II (1284 – 1327). La pièce s’ouvre par la mort d’un roi et s’achève par la mort d’un autre. Dans le même temps chacune de ces morts donne lieu à la naissance d’un roi, fils du précédent, trois personnages prénommés Edouard.


A la mort du roi, Edouard II rappelle auprès de lui son amant banni par la cour et par l’évêque et l’invite à « partager le royaume ». C’est Gaveston lui-même, l’homme par qui tout arrive, le trouble-fête, qui, dans la première scène, annonce la nouvelle qui lui parvient par une lettre de « son » roi. Les derniers mots de la pièce sont ceux d’Edouard III : le fils, appelé à régner après la mort du souverain, rend un hommage ému à son père assassiné. Traversée par les thèmes de la violence et de la destruction, la pièce se déploie selon un mouvement cyclique, dans une alternance de retours et d’exils de l’être aimé, jusqu’à une succession de meurtres qui plonge le monde dans la folie. L’inéluctabilité de la mort envahit tout. C’est à des personnages secondaires comme Spencer et Baldock, les deux nouveaux favoris d’Edouard, que Marlowe laisse le soin de prononcer certaines sentences aux accents philosophiques « C’est pour mourir, mon bon Spencer, que nous vivons tous… Tous vivent pour mourir, et s’élèvent pour tomber ». Procédé coutumier chez Shakespeare.


Prise entre deux pôles indissociables, Eros et Thanatos, l’amour et la mort, la pièce repose sur une structure binaire, les personnages avancent par deux, Edouard et Gaveston, les deux Mortimer, les deux spencers, les deux favoris…


« Edouard II est le souverain du chaos, précise le traducteur Jean-Michel Déprats qui est aussi un spécialiste de Shakespeare. Son accession au trône inaugure un long et sanglant carnaval ; son règne est celui du désordre, de l’excès, de la prodigalité. L’onction du sacre faisait du roi le représentant de Dieu sur terre, chargé de garantir et de protéger l’ordre du monde. Edouard s’attache à transgresser toutes les valeurs sociales, morales et religieuses dont il devrait être le premier serviteur, à dénouer tous les liens qu’il devrait respecter : entre le roi et son royaume, entre le roi et ses nobles, entre le roi et son épouse légitime. Il élèves des culs-terreux aux plus hautes dignités cependant qu’il bannit les nobles de sa cour. Il place un homme dans son lit, sur le trône d’Angleterre, et le fait asseoir sur le siège réservé à la reine qu’il traite de putain et chasse de sa couche. Il bafoue, bouleverse et transgresse toutes les hiérarchies « naturelles » sur lesquelles se fondent son pouvoir, ses privilèges et ses droits (…) »


 

Une pièce d'hommes ?



Edouard II est une pièce d’hommes, une pièce de guerre. Sur 35 personnages, deux seulement sont féminins et seule la reine dispose d’un vrai rôle. Christopher Marlowe y déploie un climat viril qui entre en collision avec l’expression des émotions du roi. Au bruit de bottes, aux assauts guerriers et au lexique de la violence et du pouvoir, s’oppose le vocabulaire amoureux (le mot « amour » revient à de nombreuses reprises dans les répliques d’Edouard) et poétique du roi, présenté comme faible par les autres et qui, pourtant, dans l’adversité, se révèle déterminé et courageux face à la mort. Il doit régner mais il veut aimer. /La pièce donne l’occasion à Marlowe de traiter ouvertement du thème de l’homosexualité, sujet tabou, et préférence considéré comme une hérésie passible de la peine de mort. L’horreur du récit de la mort du roi, historiquement véridique, montre un homme abandonné, victime de la violence d’une société qui ne tolère aucun écart à la norme.


Marlowe imbrique cette thématique sexuelle avec la question politique. Chez lui, la subversion est de tous ordres : en mettant dans son lit un simple fils d’écuyer auquel il confère des titres de noblesse, Edouard inverse la hiérarchie et questionne la norme. Une transgression en cache une autre, trouble l’ordre social.


D’un roi à l’autre, la structure d’Edouard II, centrée sur l’histoire de la chute du personnage, sa fuite en avant, sa folie, a inspiré Shakespeare à plus d’un titre pour l’écriture de Richard II.


 

Le metteur en scène : Bruno geslin



Avant de signer sa première mise en scène, Mes Jambes si vous saviez quelle fumée, autour de la vie et de l’œuvre du photographe surréaliste et fétichiste Pierre Molinier, en 2004, Bruno Geslin, qui vient de la photo, a d’abord travaillé comme vidéaste pour d’autres artistes, notamment Matthias Langhoff, Pierre Maillet et Marcial Di Fonzo Bo. Après la figure underground de Molinier, c’est le poète Joë Bousquet qui lui inspire, en 2006, Je Porte malheur aux femmes mais je ne porte pas bonheur aux chiens avec Denis Lavant. Il signe ensuite Kiss me quick, sur le parcours de trois strip teaseuses de générations différentes dans l’Amérique des sixties, puis Crash ! variation(s), Dark Spring, autour de l’artiste berlinoise surréaliste Unica Zürn, avec Claude Degliame, et, en 2018, Chroma, à partir de l’œuvre du photographe, peintre, plasticien et activiste gay, mort du sida en 1994, Derek Jarman, spectacle qui continue de tourner. Bruno Geslin s’attache à des figures fortes, figures libres et artistes de la subversion, pour explorer les questions récurrentes de la représentation du corps, du rapport à l’intime, à la sexualité, et nous renvoyer à nos limites et à nos zones d’ombre. Jean Genêt et Georges Perec comptent aussi parmi ses auteurs de chevet.


 

La scènographie



Enveloppé d’une brume charbonneuse, l’espace scénographique du spectacle est d’ordre suggestif, architecturé de pontons et de pieux calcinés, il raconte le désastre, la ruine, le chaos de la guerre, la destruction du pays et des relations entre les êtres, mais aussi le crépuscule d’un roi perdu par ses obscures passions. Nous ne sommes pas devant un décor réaliste — qui représenterait par exemple les salles du château du roi Edouard, un champ de bataille, un cachot, un port…etc… — mais face à un jeu d’éléments fonctionnant comme des signes.


Ils se transforment au gré des variations de lumière subtilement travaillées et passent de la geôle humide où Edouard II finit ses jours à l’estrade royale, à une salle de bal puis de tribunal… A cet espace, s’ajoutent de rares éléments mobiles qui opèrent tels des symboles sur notre compréhension, un fauteuil vestige de trône, une chaire d’église, un bateau miniature, des lustres. Bruno Geslin signe d’un même geste la scénographie et la mise en scène, il fonctionne par touche et par strates de mémoire, en même temps qu’il condense les événements. C’est avec un soin de peintre qu’il aborde le plateau sur toute sa largeur ainsi dans sa profondeur où les acteurs évoluent sur plusieurs plans comme sur différents niveaux de réalité : à l’avant-scène les querelles avec les barons, et au fond les back rooms et les jeux inavouables. L’espace de la scène dessine le paysage mental d’un être aux prises avec ses fantômes. Tout y est composé avec lenteur et minutie. Et c’est la lumière qui nous fraye un chemin dans la nuit de cet espace torturé.


 

La nudité, la représentation de l'homosexualité, l'esthétique "queer" : 

 

Bruno Geslin lit la pièce de Marlowe à l’aune de ses précédentes créations. Il la lit avec les lunettes de Derek Jarman, artiste homosexuel dont il a fait le portrait dans son spectacle Chroma, comme avec celles d’autres figures de la culture gay qui l’ont influencé, tels que Genet. Ce qui intéresse ici Geslin, c’est la dimension transgressive de ce personnage de roi qui affirme son désir contre la norme et l’ordre des Puritains et de reposer à travers lui cette question de la norme et de la transgression aujourd’hui. Et c’est sur cette question de la transgression que vient appuyer la crudité du texte et de certaines scènes. A l’image de ces corps tordus par le supplice d’empalement — détail d’une peinture religieuse de la Renaissance (Jean Bourdichon) qui fait écho à ces Saint-Sébastien transpercés de flèches, icône d’une certaine esthétique gay — répondent sur scène des corps d’hommes à la nudité magnifiée, des éphèbes sculpturaux, et certaines scènes suggestives, toute une imagerie « queer » de drag et d’autres créatures envoûtantes et troubles, mais plus généralement aussi la présence des corps, des rondeurs de l’évêque graveleux au physique charpenté de Kent, frère du roi. Une nudité représentée sur le même mode excessif, non réaliste, que ces masques de carnavals qui hantent le spectacle.

 

Après le spectacle : échanger et analyser ce que l'on a vu

Une histoire de ténèbres et de terreur


Bruno Geslin prend la pièce de Marlowe par la fin. Lorsque s’ouvre le spectacle Le Feu, la fumée, le soufre, tout est joué ou presque. Il ne fera plus jamais jour sur le royaume d’Edouard II, le roi est mort. L’espoir et la joie exprimés par Gaveston et par Edouard, au début de la pièce du dramaturge élisabéthain, sont sapés d’entrée de jeu. Tout est affaire de ténèbres et de terreur, le souvenir de son agonie hante la scène. Figures de carnaval, créatures de la nuit et anges de la mort se succèdent en un étrange ballet de plans successifs qui surgissent comme des visions sur toute la largeur du plateau hérissé de pieux à demi calcinés. Il y a de la somptuosité dans le spectacle de Geslin. Une dimension magnifique qui lie la violence la plus sauvage au geste le plus délicat. La beauté des chants et de la musique, tout le travail de la lumière, finement sculptée ou au contraire entièrement couverte d’obscurité, la force de la présence des corps, la lenteur, la douceur des gestes et la puissance visuelle de l’espace servent admirablement la terrible tragédie de Marlowe. Le texte réserve de beaux moments de poésie, soutenus par l’ensemble des acteurs. A la singularité d’Edouard, à sa solitude, répond le mouvement collectif du ballet des ombres.

Edouard, un anti-héros ?

 

Edouard II est prêt à dépecer son royaume pour vivre son désir, il ruine son pays pour couvrir d’or celui qu’il aime. Inconséquent ? Monstre d’égoïsme ? C’est pourtant vers ce personnage que se porte notre sympathie car il est le seul à exprimer des sentiments, ce qui lui confère une humanité dont les autres, les barons principalement, semblent dépourvus. Il semble également le seul à être pourvu d’un corps désirant, souffrant, traversé par des émotions… Ainsi nous apparaît-il plus humain, plus tangible, plus proche de nous. A la fin, lorsqu’il n’est plus qu’un corps torturé à mort, l’hommage du fils au père nous inspire la plus grande compassion. Pour imager la notion « d’antihéros » pensez au personnage de Dead pool, qui a tous les traits d’une personne marginale ce qui le rend encore plus sympathique et intriguant.


Bruno Geslin revisite la pièce de Marlowe, avec la complicité de l’auteur (et metteur en scène) contemporain Jean-Michel Rabeux, en prenant appui sur l’adaptation opérée par Bertolt Brecht qui, en 1924, écrit sa propre version de la tragédie et la simplifie, en supprimant nombre de détails et de personnages. Ils ont fait comme le dramaturge allemand, avec 11 acteurs au plateau, et se sont également inspirés d’autres sources pour enrichir le texte d’origine : Tamerlan le grand, autre pièce de Christopher Marlowe, inspirée de la vie du conquérant turco-mongole ; le recueil Feuille d'herbe du poète américain Walt Whitman (XIXe siècle) qui célèbre en vers libres la sensualité de la nature, le désir et la liberté ; Le Maître de Ballantrae, roman d’aventures de Robert Stevenson qui reprend le thème de l’ambigüité du mal, déjà au cœur de Dr Jekyll et M. Hyde, à travers une terrible rivalité entre deux frères ; Les Contes de Canterbury de Chaucer, datant de 1387 à 1400, considérés comme les premières grandes œuvres de la littérature anglaise ; Le Corps du roi, un essai de Stanis Perez, qui pour la première fois appréhende l’histoire de la monarchie à travers le rapport au corps… Certains passages de ces œuvres, notamment celle de Walt Whitman, ont été discrètement intégré au texte d’origine. On peut aussi y trouver l’inspiration du poète français du XIIIe siècle François Villon.


Parmi les changements notables, les deux auteurs de l’adaptation ont voulu réparer un « oubli » en créant une scène de toute pièce. En effet, lorsque Gaveston meurt, il passe à la trappe et il n’est pratiquement plus question de lui, alors qu’il était au centre de la pièce. Geslin et Rabeux ont réinventé avec Brecht son exécution, là encore sous le signe du double, et imaginer faire revenir son fantôme pour dire son testament et visiter une dernière fois le roi. Le personnage acquiert ainsi une épaisseur tragique supplémentaire et se hisse aux côtés du roi.


Geslin et Rabeux ont également injecté des références à la propre vie de Marlowe et contextualisé, ici ou là, la vision de l’homosexualité à l’époque de Marlowe. Nourri de toutes ces références et fort de son choix de commencer par la fin, Bruno Geslin a voulu éviter un effet de collage, de rapiéçage, il a donc eu recours à la plume de Jean-Michel Rabeux, artiste avec lequel il partage un intérêt commun sur les questions du trouble et de la transgression (pour résumer), pour trouver une langue et un texte à jouer. Jean-Michel Rabeux n’est pas reparti de l’œuvre de Marlowe pour être libre dans son écriture, il a substitué à l’original un texte vraiment nouveau.


L’ombre de Derek Jarman, le plasticien et cinéaste anglais qui a contribué à faire connaître l’œuvre de Marlowe à travers son film Edouard II, plane sur tout le spectacle. La tenue un peu punk de Gaveston et le style jeans et T-shirt blanc de Spencer et Baldock peuvent ramener à cette Angleterre des années 1980 où Derek Jarman campe son intrigue, en plein affrontements entre les activistes gay du début des années sida et les forces de police de Margaret Thatcher. Ainsi que, plus globalement, le resserrement du sujet autour de la question homosexuelle dans sa dimension sociale. Le précédent spectacle de Bruno Geslin est adapté de Chroma, le dernier livre de Derek Jarman, où le peintre, devenu presque aveugle, explore la couleur.

 

 

Entretien avec le metteur en scène Bruno Geslin

 

" Je traite le plateau à la manière d’une chambre photographique "


Sur le plan visuel, vous traitez l’aspect cyclique de la pièce à travers une danse macabre qui tient autant du carnaval que de la cérémonie funèbre, pouvez-vous préciser vos inspirations ?
Bruno Geslin :
Ce qui produit cet effet cyclique c’est que la pièce commence et s’achève par des funérailles — funérailles d’un roi et d’un père. Nous avons travaillé au plateau (avec Julien Ferranti, pour la chorégraphie) sur le principe des processions, des danses macabres aussi, et, avant tout cela, sur le principe de marche. Le travail des corps est essentiel pour arriver jusqu’au texte, mais c’est vraiment l’écriture du texte qui fait surgir, au fur et à mesure, toutes sortes d’intuitions d’images que l’on vérifie ensuite au plateau, et non l’inverse, je ne commence jamais par l’image. C’est vraiment le poème qui appelle la nécessité de la composition picturale.
L’idée de la procession vient des funérailles, mais aussi parce que dans cette pièce les gens meurent en permanence.
Nous sommes partis du principe que les personnages étaient déjà morts. En débutant par la scène de Lightborn, le bourreau, avec la confrontation entre Edouard et son assassin, nous nous sommes imaginés que tout le spectacle se racontait durant les quelques secondes avant qu’Edouard ne bascule dans la mort. Il y a une espèce de ressassement de mémoire : c’est un roi malade, sa mémoire est détruite, il recompose lui-même ses souvenirs avec des appuis visuels, c’est pourquoi Baldock et Spencer, ses deux autres favoris après Gaveston, ont le visage même de ses geôliers… Ça fait plusieurs années qu’il est enfermé là, il n’a plus que ces visages comme référence. Le visage même de ses bourreaux devient le souvenir encore un peu vivant de ses favoris.
Je voulais échapper au maximum à la linéarité du récit qui prédomine dans la pièce de Marlowe — sauf dans les deux premiers actes où tout est écrit en rupture, à la fois en rupture de forme théâtrale mais aussi, en termes de rythme, où tout va très vite, on a l’impression qu’il invente le cinéma, l’ellipse. A partir du 3e acte, il semble que quelque chose doive se résoudre et ça passe par une linéarité du récit dans lequel Marlowe va jusqu’à l’épuisement. Je voulais que l’on soit dans la tête d’Edouard. Edouard est pratiquement tout le temps au centre, c’est lui qui convoque les figures qui apparaissent.
Ici, Edouard n’est plus qu’un spectre,
Oui, c’est tout du long un bal de spectres. Ils sont tous, soit sur le point de mourir, soit définitivement morts. Il n’y a que le fils, Edouard III, à la fin, qui semble encore vivant, mais on peut s’interroger sur la réalité de cette vision puisque, là encore, Edouard III a le visage de son amant Gaveston. Tout se produit juste avant la mort, moment qui peut être très bref mais où tout peut se superposer, se contredire parfois, où la mémoire peut être source d’arrangement ou de mensonge, d’évitement … En tout cas, on peut toujours s’interroger sur la nature de ce qu’il se passe sur le plateau, puisque tout cela est issu de la mémoire détruite d’un roi sur le point de basculer dans les ténèbres.
D’où le voile aussi qui sépare la scène et la salle ? Il y a ce moment très beau où, lorsque Gaveston met les mains devant les yeux d’Edouard, le rideau se lève…
Sur toute la première partie oui, on est vraiment dans des zones de gris. On est dans le cachot tout le temps et à la fois dans la tête d’Edouard. Le seul moment qui nous donne un peu de visibilité, de proximité, c’est quand le souvenir de Gaveston vient lui mettre les mains devant les yeux et ouvrir son regard. Nous partageons alors la même sensation que le personnage : quelque chose commence à apparaître, qui serait de l’ordre de la révélation. Je travaille beaucoup sur le principe de la révélation photographique. A peu près sur tous mes spectacles, je traite le plateau à la manière d’une chambre photographique pour révéler des images, bien sûr, mais surtout des parcours, des êtres.
La durée des pièces dans le théâtre élisabéthain, c’est vraiment le temps où les personnages finissent par révéler la part sombre d’eux-mêmes, leur personnalité profonde, leurs obsessions, leurs blessures. Gaveston par sa seule présence agit tel un révélateur : les masques finissent par tomber, les conflits se font jour entre l’idée que les personnages se font de ce qu’ils sont et ce qu’ils deviennent réellement, qui correspond à une nature enfouie.
Edouard, la personne la moins armée pour le pouvoir, qui n’a aucun sens politique, aucun sens de l’intérêt commun, commence à devenir une sorte d’animal politique redoutable qui entraîne un pays entier dans la destruction, sans que cela ne lui pose problème, et finit par comprendre toute la force de destruction du pouvoir… C’est vraiment un être totalement tiraillé par l’hybris (la démesure), il ne se déploie que par la force de son désir et de sa libido.
Toute la pièce d’ailleurs n’est que conflit, et c’est le cas jusque dans la forme où chaque scène vient remettre en question la précédente, mais aussi dans les relations des personnages entre eux, qui sont eux-mêmes leur propre champ de bataille, le théâtre d’un conflit intérieur permanent. Il y a une ambivalence où ce qui se joue est l’inverse de ce qui se dit, il y a aussi un rapport au masque et au mensonge. Il ne faut pas oublier que Marlowe lui-même est un personnage très complexe, il transparaît quasiment à travers tous les personnages.
J’avais au tout début l’idée d’une tresse dramaturgique, je voulais mêler trois portraits : celui de Marlowe, d’Edouard et de l’actrice Claude Degliame, mêler l’époque où se déroule la vie d’Edouard (XIIIe siècle), celle de Marlowe (XVIe) et le présent où Claude prend en charge cette histoire. Je voyais comme un entremêlement des trois. Claude, c’est toute une vie de théâtre qui se déroule devant nous, c’est une véritable mémoire du théâtre français. Quand elle arrive sur un plateau, elle arrive avec tout cela. A chaque fois qu’elle monte sur un plateau, c’est un rendez-vous qui est extrêmement chargé. Il y a ce rapport au temps et à la finitude qui est présent.
Il y avait dès le départ le projet de confier à l’actrice Claude Degliame le rôle d’Edouard, et à Alizée Soudet celui de Gaveston, mais ce n’était visiblement pas dans la perspective de questionner genre. Il y a une fluidité, elles ne sont ni femmes ni hommes, c’est entre deux, ce n’est pas fixé.
Complètement. Ce que je voulais c’était travailler avec Claude, la question du genre n’était pas mon axe de travail. il y a quelque chose de l’ordre de la métamorphose, de l’insaisissable, dans le texte lui-même et aussi dans le spectacle. Rien n’est jamais établi, ce que tu penses avoir saisi, tu le perds immédiatement : c’est vraiment inhérent au premier acte et c’est ainsi que j’ai essayé de tenir le spectacle tout du long. Il y a la question de la perception de la vérité qui est à l’œuvre : chaque personnage pourrait raconter un Edouard II qui serait totalement différent… Cette idée de transformation permanente n’est pas que sur la forme, je voulais aussi qu’elle se produise dans les parcours. La question du genre est déjà contenue dans cette espèce de transformation perpétuelle, dans cette idée de ne pas répondre à une sorte d’injonction d’être mais de batailler pour être au plus proche de sa nature. C’est au-delà de la question du masculin et du féminin.
Une fois que le choix de Claude était posé, il m’a fallu trouver un être le plus éloigné possible de Claude pour l’improbabilité de cet amour et tout ce que ça vient percuter du rapport à la norme, afin que la puissance de la transgression puisse opérer. Marlowe est dans une transgression permanente, ça commence quand même à peu près par cette phrase « mon père est mort, rejoins-moi Gaveston pour jouir du royaume avec ton bien aimé ». Dans la même phrase, il y a « père » et « jouir » : on sait tout de suite qu’on est sur un chemin de transgression qui va se déployer en force.
Je voulais donc trouver l’être le plus opposé à Claude et qu’il puisse malgré tout y avoir une sorte de gémellité un peu étrange. J’avais vu Alizée dans un spectacle de Sylvain Creuzevault, Construire un feu de Jack London, où elle faisait le chien et m’avait sidéré. En outre, un demie siècle sépare ces deux actrices — et ce n’est pas une expression —, enjamber ce demie siècle pour que deux désirs puissent se rejoindre, je trouvais ça fascinant. Et puis il se joue entre elles aussi, de manière plus souterraine, quelque chose de l’ordre de la transmission.
 


 

Avant le spectacle

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