LE SONGE
Gwenaël Morin
Le Songe de Gwenaël Morin est une adaptation de la comédie de Shakespeare Le Songe d’une nuit d’été pour quatre acteur.ice.s. Le spectacle a été créé lors du festival d’Avignon 2023, dans le plein air du jardin de la rue de Mons qui jouxte la Cour d’honneur du Palais des Papes. La célèbre Cour où Jean Vilar, le fondateur du festival, avait lui-même créé, 64 ans plus tôt, Le Songe d’une nuit d’été, il y interprétait Obéron, aux côtés de Maria Casarès qui jouait Titania.
Bien qu’il travaille les textes classiques, Gwenaël Morin tourne le dos aux mises en scène encombrées d’artifices, de costumes, de décors et de gestes grandiloquents qui enferment le répertoire dans un vernis patrimonial. Ce qu’il veut, c’est restituer le sens premiers de la pièce au public, retrouver la vitalité du théâtre même, jouer au présent. Pourtant, Gwenaël Morin s’inscrit dans la filiation de Jean Vilar. Ainsi, quand il installe son Théâtre permanent à Aubervilliers, pour faire du théâtre tous les jours et pour tous, Gwenaël Morin revendique de faire du théâtre populaire, de retrouver l’essence du théâtre, sa force émancipatrice.
Le metteur en scène qui connaît bien le répertoire de Shakespeare, s’empare pour la première fois d’une comédie : un registre non moins politique pour dire la puissance et la force du désir amoureux, tout comme son inconstance. Pour dire aussi le désir de théâtre qui l’anime. Ainsi que son titre le laisse entendre, Le Songe condense en quelque sorte Le Songe d’une nuit d’été. Et cette condensation dit bien quelle urgence motive le travail de G.M. Un texte, un espace, des comédien-nes… Il n'en faut pas plus à Gwenaël Morin pour faire naître le théâtre !
Dans le Dictionnaire du théâtre de Michel Corvin, qui recense sous son nom plus d’une trentaine de pièces, on peut lire que Shakespeare est le plus grand auteur dramatique de tous les temps, le plus lu, le plus joué, le plus commenté. La formule a de quoi paralyser toute volonté de mise en scène. Shakespeare au théâtre, c’est un peu comme Picasso en peinture, une sorte de monument. L’auteur d’une œuvre si diverse et si dense que certain-es, au XIXe siècle, ont imaginé que Shakespeare n’était pas un mais plusieurs auteurs. Gwenaël Morin, qui a déjà monté Hamlet, Othello et Macbeth, sait que les personnages de Shakespeare existent au-delà des pièces qui les ont vus naître. Leurs histoires se sont tant et si bien diffusées de génération en génération, qu’ils sont devenus des archétypes voire des mythes, comme Roméo et Juliette.
Sur la page d’accueil de son site, Gwenaël Morin figure en gros plan brandissant une affiche où on peut lire « je m’appelle Gwenaël Morin, je fais du théâtre c’est ma vocation ». Il a pourtant débuté par des études d’architecture, c’est là qu’il a commencé le théâtre en amateur.
Invité par les Laboratoires d’Aubervilliers, en 2009, il crée le Théâtre Permanent, un projet basé sur trois principes : jouer, répéter et transmettre en continu, tous les jours, pendant un an. Il monte des pièces emblématiques du répertoire public dont le titre reprend le nom du personnage principal — Lorenzaccio d’après Lorenzaccio d’Alfred de Musset, Tartuffe d’après Tartuffe de Molière, Bérénice d’après Bérénice de Jean Racine, Hamlet d’après Hamlet de William Shakespeare, Antigone d’après Antigone de Sophocle.
En 2012, il crée Antiteatre au Théâtre du Point du jour, un ensemble de 4 pièces issues du répertoire du dramaturge allemand Rainer Werner Fassbinder. De 2013 à 2018, il dirige le Théâtre du Point du Jour, à Lyon, où il poursuit l’expérience du Théâtre Permanent en y impliquant d’autres artistes.
Artiste en résidence au Théâtre Nanterre-Amandiers, il crée Le Théâtre et son double d’Antonin Artaud en septembre 2020. Il monte Andromaque à l’infini pour une semaine d’Arts en Avignon (Festival d’Avignon 2020) avec des jeunes issus du programme 1er Acte, où les acteurs changent de rôle chaque jour.
C’est dans le cadre du festival d’Avignon qu’il imagine, à l’invitation du directeur Tiago Rodrigues, le projet « Démonter les remparts pour finir le pont » dans lequel il crée Le Songe. Ce projet vise à désenclaver la cité papale pour la relier à ses quartiers situés hors des remparts. Il renoue ici avec le geste politique de Jean Vilar, celui de faire du théâtre populaire. Pour ce projet prévu sur quatre ans, il envisage de monter chaque année une pièce du répertoire de la langue invitée. Après Shakespeare et Le Songe, en 2023, il abordera donc un dramaturge espagnol en 2024.
Comédie de l’amour mêlée de fantastique, Le Songe d’une nuit d’été est une pièce très souvent représentée, notamment en France. C’est la pièce de la confusion par excellence, un terrain de jeu idéal pour les acteurs.
Dès l’ouverture, et avec une grande liberté, Shakespeare joue à brouiller les pistes : on est à Athènes, mais c’est une Athènes de fiction gouvernée par un duc, comme dans l’Angleterre élisabéthaine traversée alors par les conflits entre catholiques et protestants et où il est interdit de représenter des sujets ayant trait à la religion. Faute de pouvoir traiter de ces questions, Shakespeare s’empare du sujet du désir et de la liberté amoureuse qui sont des questions intimes autant que politiques — ainsi, c’est la loi d’Athènes qui dicte à Hermia qui elle doit aimer.
Shakespeare reprend à son compte des noms de la mythologie et déplace les personnages.
Dans la mythologie, Egée est le père de Thésée qui et le père d’Hippolyte ; ici, Thésée qui est duc d’Athènes épouse Hippolyta, la reine de Amazonnes, et Egée est l’un de ses sujets. Le Songe d’une nuit d’été, pièce de jeunesse, est considéré comme le pendant léger de La Tempête, l’une des dernières pièces de Shakespeare. La magie, la féérie sont omniprésentes dans les deux pièces et les personnages de Puck et d’Ariel, esprits farceurs l’un et l’autre, ont beaucoup en commun.
Construit sur un procédé de théâtre dans le théâtre, la pièce présente à la lecture trois niveaux de narration correspondant à trois mondes : la cour et les amoureux, les artisans, le royaume de Titania et Oberon qui s’interpénètrent et se mélangent. On peut y voir aussi : la sphère du pouvoir/ celle du peuple / le monde invisible ou le monde sauvage.
Le rideau s’ouvre sur le palais de Thésée qui doit bientôt épouser Hippolyta (dans le texte de Gwenaël Morin le personnage s’appelle Hippolyte), surgit alors Egée qui se plaint de sa fille Hermia parce qu’elle préfère Lysandre à Démétrius que son père lui destine. Thésée pose un ultimatum à Hermia qui, dans un monologue, à la fois très moderne et universel, se rebelle contre la tyrannie des pères, évoquant le consentement.
Les deux amants fuient alors dans la forêt, espace refuge des amants et royaume des esprits et des fées. Là encore, deux histoires se déploient en parallèle : la rivalité de Titania et d’Obéron et le chassé-croisé du quatuor des amants qui deviendront le jouet de Puck, l’elfe farceur qui agit sous la conduite d’Obéron.
Lors de cette fameuse nuit d’été où tout est possible, les elfes et les humains évoluent dans le même espace-temps. Les amoureux s’endorment et sont visités par l’esprit des bois durant leur songe. Ainsi, quand ils se réveillent, tout est chamboulé : Lysandre se détourne d’Hermia pour suivre Helena qui, délaissée au départ, se voit bientôt courtisée par les deux jeunes gens.
Nous voilà ensuite dans l’atelier de Lecoing, où des artisans travaillent à une pièce qu’ils présenteront lors du mariage de Thésée et d’Hippolyta. Ils sont tisserand, tailleur, chaudronnier…
Le drame qu’ils préparent est celui de Pyrame et Thisbé, fable d’amour et de mort qui fait écho, sur un ton farcesque, à l’histoire des amants qui se poursuivent dans la forêt, mais aussi à l’histoire tragique de Roméo et Juliette, écrite par Shakespeare peu auparavant.
Les artisans se retrouveront eux-mêmes par la suite dans la forêt où l’un d’eux, le tisserand Bottom, deviendra à son tour le jouet de Puck, et donc mêlé à l’histoire de Titania et Obéron.
Le spectacle s’adapte à l’espace de chaque lieu où il est joué. Plein air à Avignon, trifrontal à la Villette, frontal à Montreuil : traversé par l’énergie des acteur.ices, l’espace est remis en jeu au présent à chaque fois.
Que voit-on sur le plateau dépouillé de ce Songe ? Pratiquement pas de décor, si ce n’est deux énormes ballons lumineux et le texte lui-même.
La lune, ronde, pleine, énorme, est double comme les personnages. Ce sont durant les nuits de pleine lune qu’adviennent parfois des phénomènes hors normes, qu’apparaissent des créatures étranges et que des filtres d’amour déposés sur les paupières peuvent changer le monde. C’est sous ce signe que Shakespeare place sa pièce et que GM la place doublement.
Le texte, déplié à vue face public, devient un objet, un objet qui cache et qui révèle. Par un étrange retournement, le papier du texte imprimé devient la matière même d’un paravent, dans les scènes des artisans.
Le metteur en scène affiche aussi ainsi son projet de monter le texte dans toute sa nudité, dans une sorte de mise à plat.
Des mondes ou un même monde démultiplié ? Voici ce qu’en dit Gwenaël Morin :
« Dans Le Songe d'une Nuit d'Été il n'y a pas plusieurs réalités qui se rencontrent, mais il s’agit en fait d’une seule réalité qui se démultiplie. Les rêves ne sont pas des fééries édulcorées. Les rêves sont brutaux, fous, totalement transgressifs, sauvages, obscènes, peuplés de dieux effroyables. Nous n’agissons pas sur nos rêves, ce sont eux qui agissent sur nous. Je voudrais faire du Songe d’une nuit d’été une comédie libre et cruelle ».
Gwenaël Morin pratique un théâtre de l’acteur, basé sur l’énergie du jeu, un théâtre de corps souvent poussés à l’excès, dépouillé de tout artifice. Il a fait appel à des interprètes de la première heure — Virginie Colemyn, Julian Eggerickx, Barbara Jung et Grégoire Monsaingeon — des acteur.ice.s qui ont traversé à ses côtés l’aventure du Théâtre permanent et qui montrent ici un engagement de chaque instant pour relever le défi d’un Songe à quatre.
Sortir des assignations
Les interprètes ont, comme Gwenaël Morin, passé la cinquantaine et leurs corps peuvent témoigner d’un parcours de théâtre. Ainsi, on sort des assignations ordinaires — les jeunes jouent des jeunes, les hommes jouent des hommes, les femmes jouent des femmes, etc… — pour montrer la réalité du corps de l’acteur.ice au travail.
Faut-il nécessairement être jeune pour jouer un jeune ? être homme pour jouer un homme ? Le théâtre n’est-il pas basé sur le pouvoir de l’imagination ? G. Morin, tout comme Shakespeare, table sur l’imagination du spectateur, sur la force du verbe et de la poésie. Il suffit qu’on nous dise qu’Hermia est la plus belle des jeunes Athéniennes pour qu’on y croit, il suffit qu’elle déclame son amour pour Lysandre pour qu’on découvre aussitôt chez lui des qualités extraordinaires
Une construction des personnages à grands traits
Poussé par le défi de monter le Songe avec quatre acteur.ice.s seulement, GM œuvre à une construction des personnages à grands traits. Pour cela, il recourt à un système de signes immédiatement reconnaissables.
Qu’est-ce qui caractérise les personnages des différents niveaux de narration ?
Chaque acteur.ice. endosse au moins trois rôles. Comment faire alors pour qu’ils soient immédiatement reconnaissables ? Plus que des costumes, GM a recours à des attributs qui permettent aux spectateurs de reconnaître celui ou celle à qui il a affaire.
Les acteur.ice.s n’ont pas une minute pour changer de costumes. Passant du rôle d’Athéniens à artisans via celui d’elfes, ils attrapent au vol, et presque sans s’arrêter, tuniques, guirlandes de lierre ou T-shirt usés et se glissent dans le personnage suivant. Il y a ainsi comme un effet de télescopage comique des personnages qui se fondent presque les uns dans les autres.
Comment se caractérise, par exemple, le personnage de Puck ?
Qui est Puck ? Puck est un esprit étourdi, plein de légèreté et de malice, un peu diabolique aussi qui rit de ceux qu’il égare. C’est un peu le personnage emblématique du Songe. Observez comment se tient l’acteur, par quelle posture du corps incarne-t-il le changement d’un personnage à l’autre ? Quel est son costume ? Mouvements incessants qui traduisent un esprit fantasque, mains coincées dans le slip, cheveux ébouriffés, corps légèrement vouté… quel est l’effet produit par ces caractéristiques ? Est-ce à dire que son action se situe en dessous de la ceinture ?
De la même manière, vous pouvez décrypter la construction des autres personnages.
Théâtre dans le théâtre, motif du double et effet miroir
Tout va par pair dans cette comédie : alternance jour / nuit ; cour /forêt ; les deux couples, eux-mêmes évoqués à travers la fable de Pyrame et Thisbé qui font eux-mêmes écho à Roméo et Juliette.
Titania et Obéron qui sont comme les doubles fantastiques et fantasmatiques de Thésée et Hippolyta.
Cette duplicité, qui court tout du long, apparaît comme la condition de l’échange et de la métamorphose, thème récurrent tout au long de la pièce.
Confusion, fantasme, transformation d’un.e personnage en un.e autre, travestissement et illusion opérée par des personnages sur d’autres personnages... tels sont les motifs à répétition du Songe. En grand démiurge, Oberon ourdit la manipulation avec la complicité du public. La question du jeu et du théâtre est au cœur de la comédie, en particulier dans les scènes des artisans qui, derrière la façade comique, apparaissent des scènes-clé de la pièce.
On peut noter un effet d’accélération de l’intrigue : en condensant le texte pour quatre acteur.ices, Morin a opéré une sorte d’accélération. Les interprètes apparaissent ainsi comme lancé.es dans une course folle, une sorte de carrousel où, carburant à l’énergie du jeu, iels passent d’un rôle à l’autre en deux temps trois mouvements, parfois même dans l’instant.
GM a-t-il représenté la forêt ?
La forêt, espace sauvage par excellence, apparaît ici comme l’espace des fantasmes. Suivant la didascalie « La scène se passe à Athènes et dans un bois à côté ». La forêt, la nature indomptée, apparait donc comme l’envers de la ville, qui est l’espace de l’urbanité, au sens de politesse d’usage entre les habitant.es.
D’un côté donc, la ville, la cour où l’on se doit de suivre des règles (la loi d’Athènes qui édicte que le père décide pour sa fille) et d’agir de manière bien policée, de l’autre, la forêt, où tout est possible, où l’on peut aimer qui bon nous semble, changer de partenaire et même aimer une bête. La forêt qui, selon une lecture psychanalytique, peut être vue comme l’espace de l’inconscient, est aussi le lieu où l’on se relie sans tabou à sa nature profonde. Aussi il s’agit davantage d’une forêt intérieure.
Film d’animation qui reprend l'intrigue du Songe en cinq minutes - pour le Festival d’Aix
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