CULTURE CLUB
spectacle

Nickel

Mathilde Delahaye

La metteuse en scène Mathilde Delahaye puise dans l’énergie du voguing pour raconter la force du groupe, le passage du temps et la résistance face aux ruines.

Les groupes humains, quels qu’ils soient, ont l’art d’inventer des rituels pour résister à des situations invivables. Ainsi, le voguing – mouvement initié par la jeunesse afro-américaine queer des années 1980 aux Etats-Unis – joue avec les codes de la féminité et de la masculinité pour transformer la double exclusion du racisme et de l’homophobie en un terreau de créativité et de communauté. Fascinée par cette contre-culture, Mathilde Delahaye l’intègre dans un spectacle sur la capacité de la nature et des humains à inventer des mondes dans les marges. Habituée au théâtre de texte, elle compose ici un spectacle visuel et sensoriel. Elle imagine un paysage traversé et habité par le temps : une usine de nickel abandonnée, envahie peu à peu par la végétation. Les interprètes — acteurs ou danseurs de voguing — s’expriment avec le corps, et témoignent de la capacité de résilience et de la vitalité d’une communauté. Nickel se nourrit d’influences très diverses, la poésie de Rainer Maria Rilke, un scénario de Bernard-Marie Koltès (Nickel Stuff) ou la pensée de l’anthropologue et philosophe Bruno Latour. Une fresque philosophique sur l’Humain et ses rituels collectifs, teintée d’une mélancolie existentielle.


 

Aller à l'essentiel avant votre venue au spectacle

De quoi ça parle ?


D’un lieu. Un lieu qui fut une mine autrefois. Une mine de nickel, en Sibérie, à Norilsk, précisément.

Et voici que ce lieu, abandonné, va se trouver ré-habité, réinvesti : ce n’est plus du minerai que l’on va en extraire, mais des histoires. Ce ne sont plus des machines qui viendront le forer, mais des corps dansants, dansés.

Et ainsi, au fil d’un roman qui n’existe pas, au cœur d’un lieu qui existe bien, le spectacle nous propose une traversée d’un temps à l’autre, d’une histoire à l’autre, au cœur d’un lieu unique, de la désaffectation initiale jusqu’aux ruines.
 

Que puis-je dire à mes élèves avant le spectacle ?


Pour faciliter l’appréhension du spectacle par les élèves, on pourra indiquer qu’il y a trois axes thématiques forts dans ce travail :

L’un, centré sur la question du voguing, qui est à la fois une forme de danse urbaine née dans la communauté noire homosexuelle à New York dans les années 1970-1980 et surtout une culture, avec ses rites, ses codes, et son organisation.
Si le spectacle n’en parle pas spécifiquement, il est né de la rencontre entre la metteure en scène Mathilde Delahaye et des vogueurs parisiens, et certains moments dansés y renvoient explicitement.

L’autre, concerne les enjeux écologiques, la question du travail et le rapport de l’être humain à la nature.
Il est inspiré à la fois d’un documentaire, Sur la lune de Nickel, de François Jacob (2017) et de deux ouvrages, Le champignon de la fin du monde (sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme) d’Anna Tsing et le chapitre « La fin du travail du collectif » dans le livre Maintenant du Comité Invisible.

Enfin, le troisième, qui vient rassembler cette mine de nickel et les vogueurs, puise son inspiration d’une source hybride, Nickel Stuff de Bernard-Marie Koltès.

Écrite en 1984 mais publié en 2009, cette œuvre est présentée par l’auteur comme profondément hybride :

« J’ai tâché de faire ici la description d’un film imaginaire, voulant, dès l’écriture d’un scénario, faire un travail de cinéma; une forme préalable pour la forme finale, comme un moule provisoire pour le bronze, et non pas une forme en soi qui pourrait servir à faire du cinéma. S’agissant d’une histoire à montrer plutôt qu’à dire, l’objet est parfois moins important que le mouvement avec lequel on va le voir, ou la vitesse à laquelle il passe sous nos yeux ».

Le texte raconte l’histoire de danseurs noirs dans un bar, le Nickel Bar, où se déroulent des concours.

La parenté du travail de Mathilde Delahaye avec Koltès, au-delà de cette source, tient aussi à cette importance du lieu : une pièce comme Quai Ouest, par exemple, prenait racine dans la fascination de l’auteur pour un hangar new-yorkais, et le cadre devient alors l’élément premier de la dramaturgie qui s’y déploie.
 

Quelle forme prend le spectacle ?


Au cœur de tout, il y a l’espace. La scénographie va, au fil des 3 chapitres, encadrés par un prologue et un tableau final, donner à voir et à ressentir les métamorphoses du lieu, lieu de fête et de questionnement, lieu où se reconstruire et se rêver, lieu finalement abandonné et exploré par d’étranges scientifiques portant combinaisons et masque à gaz.

Le spectacle s’inscrit donc dans une double esthétique :

Celle du collage, avec un jeu sur des citations et des éléments hétérogènes qui se trouvent rassemblés au plateau. On trouvera aussi bien une citation de Rilke, l’évocation de plusieurs ouvrages, un fil directeur fondé sur un roman imaginaire, cité à différentes reprises, des moments dansés et un travail sur la bande son qui confère une dimension cinématographique au spectacle, encore renforcée par la présence d’un écran en tulle qui instaure une séparation entre la scène et la salle.

Celle de la « pièce paysage ». Comme le souligne Michel Vinaver : « On distingue deux modes de progression dramatique ; l’avancement de l’action se fait soit par un enchaînement de cause et de d’effet ; le principe de nécessité joue. On a affaire à une pièce-machine ; soit par juxtaposition d’éléments discontinus, à caractère contingent. On a affaire à une pièce-paysage » (Écritures dramatiques, Actes Sud, 1993).

Si l’appellation de « pièce-paysage » peut poser problème dans la mesure où le spectacle s’élaborant par une écriture de plateau, il n’y a pas véritablement de pièce préexistante, cette notion peut cependant fournir aux élèves un repère pour mieux appréhender Nickel et l’importance spécifique que vient y occuper la présence du lieu.
 

Un enjeu théâtral spécifique à aborder : théâtre et danse


Outre le lien avec l’écriture de plateau, le spectacle donne une place particulière à la danse : dans les performances des vogueurs, et par le recours à un chœur d’amateurs appartenant à la ville où Nickel est joué. Ceci fait écho aux origines du théâtre et à l’antiquité, où les choreutes étaient des citoyens de la ville, et où la participation aux concours tragiques et comiques s’inscrivaient dans la formation civique et éthique de la personne.

L’importance conférée au corps, à la danse, fait de Nickel un spectacle où le langage non-verbal et la performance physique offrent une autre appréhension de ce que peut être le théâtre, non plus simplement un dialogue, une histoire, mais avant tout un espace physique parcouru, investi et habité par des corps en mouvement.
 

Quels liens établir avec d'autres formes et problématiques plus connues des élèves ?


Le brouillage entre fiction et réalité, du manuscrit au film trouvé :

Le roman qui sert de fil directeur se présente comme authentique, renvoyant au témoignage d’une habitante : pourtant il n’existe pas.

Ce procédé s’inscrit dans toute une tradition, du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki en passant par l’avertissement de l’éditeur des Liaisons dangereuses de Laclos, pour aller jusqu’à la vogue des « found footage », en particulier dans le cinéma de genre américain.

De nombreux films se présentent comme « d’après une histoire vraie », voire comme un document authentique retrouvé (une vogue initiée par Le Projet Blair Witch de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez et exploitée par la suite avec Paranormal activity d’Oren Peli, Cloverfield de Matt Reeves etc.).

Autant de formes et de références à partir desquelles on pourra préparer les élèves à réfléchir sur les effets d’un tel procédé et sa mise en œuvre dans le spectacle.


Ruines et visions post-apocalyptiques : parce que nous suivons l’évolution d’un lieu, nous arrivons aux ruines, aux vestiges, aux décombres – autant d’images qui peuplent des œuvres littéraires, filmiques et vidéoludiques. Il y a la fascination romantique du XIXème siècle, nourrie des découvertes archéologiques de cette période, qui fait de la réflexion sur les ruines et sur le caractère transitoire de la gloire terrestre un thème à part entière.

Il y a des pièces comme Fin de partie ou Oh les beaux jours de Samuel Beckett qui se déroulent après une catastrophe jamais clairement identifiée.

Il y a le dernier jeu d’Hideo Kojima, Death Stranding qui propose de parcourir un territoire où la nature a repris ses droits, et où l’humain se trouve en terrain hostile.

Il y a enfin les ruines des films de science-fiction post-apocalyptiques, depuis le remake de Mad Max en passant par la visite en scaphandre des vestiges de New York dans L’armée des 12 singes de Terry Gilliam.

Cet imaginaire du lieu abandonné, des ruines et des décombres va se trouver réinvesti tout au long du spectacle.

 

Après le spectacle : échanger et analyser ce que l’on a vu

Une entrée en matière : les joies de l’interprétation


Pensé avant tout comme une partition, aussi bien scénique, corporelle, que textuelle, le spectacle présente une indéniable étrangeté. Quel sens donner à ces différents chapitres, comment comprendre le lien entre les récits, celui du roman, celui du rêve, celui de la termitière ? Devant ces interrogations, il peut être utile de rappeler aux élèves que le théâtre est aussi un lieu où l’on apprend à regarder autrement, à penser ce que l’on voit, à interpréter.

Après tout, ce n’est sans doute pas un hasard si le mot theatron, en grec, partage une racine commune avec celui qui donnera, en français : théorie. Il y a là une contemplation particulière, et l’on peut ainsi débuter l’échange en demandant aux élèves ce que peut bien signifier Nickel, quelle est l’idée proposée et défendue par la metteure en scène, quelles sont les images, les récits, les moments, qui les ont le plus marqués.

Le tout en se rappelant aussi les limites de toute interprétation, la manière dont le théâtre peut s’y dérober. Comme le déclare Clov dans Fin de partie de Samuel Beckett : « Signifier ? Nous, signifier ? Ah elle est bonne ! »
 

Autour de la scénographie


On pourra débuter en évoquant la scénographie d’ensemble, imposante, qui se déploie sur le plateau et en rappelant que ce spectacle se présente comme une pièce-paysage. On proposera alors aux élèves de réfléchir en répondant aux questions suivantes :

Que représente cet espace scénique ?
Cela leur semble-t-il réaliste, ou non ?
Cet espace demeure-t-il le même tout au long du spectacle ?
Quels sont les principaux changements qu’ils peuvent repérer ?
Comment cet espace contribue-t-il à donner le sentiment du temps qui passe ?

La scénographie s’inscrit bien, à première vue, dans une esthétique réaliste, c’est-à-dire présentant une image cohérente entre l’espace scénique et l’objet décrit. Nous avons ici des éléments se déployant dans toute la profondeur du plateau, présentant différents espaces susceptibles d’exister dans une mine d’extraction de nickel : cabine d’une grue, univers de métal, bassin de refroidissement vers le fond, etc.

Cependant, si l’espace demeure le même tout au long de la pièce, il va évoluer progressivement, tant dans son apparence que dans ses fonctions.

Cette évolution est d’abord marquée par le travail des lumières, le recours au stroboscope, par exemple, dans le second chapitre, quand l’usine devient lieu de danse et de refuge pour une communauté underground, et que la cabine devient alors une loge où les vogueurs se préparent, avant de rejoindre, en-dessous, l’espace de la piste de danse.

On pourra d’ailleurs faire remarquer aux élèves que la présence des nombreux journaux collés sur les murs de la cabine, font à la fois référence à la manière dont, dans certains bars, on retrouve de telles pratiques, et donc établissent un rapport à la réalité, mais renvoient aussi à la pratique même de la metteur en scène, qui, dans son spectacle, procède par collage, par juxtaposition d’éléments hétérogènes, de fragments de textes, de poèmes, de récits et d’images.

Enfin, dans la troisième partie, l’irruption de la nature, avec ces plantes tombées des cintres, marque l’abandon définitif du lieu, qui n’est plus arpenté que par d’étranges scientifiques venus récolter un champignon rare. Le passage du temps se fait alors de plus en plus sensible, et l’on passe du lieu initial à ses vestiges, à ses ruines, comme une déliquescence progressive.

Un dernier point reste à aborder s’agissant de la scénographie. Cet espace ne nous est pas donné à voir directement – sauf à la fin. Nous le voyons à travers un filtre, celui de l’écran de tulle qui s’interpose entre la scène et la salle. On pourra alors proposer aux élèves de réfléchir aux questions suivantes :

Qu’est-ce que du tulle ?
Pourquoi cet écran de tulle ?
A quoi sert-il concrètement ?
Que peut-il signifier ?
Pourquoi se lève-t-il à la fin ?
Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

L’instauration d’un écran de tulle, c’est-à-dire d’un matériau pouvant être opaque ou au contraire transparent selon la manière dont il est éclairé, fonctionne à la fois comme une référence à l’esthétique cinématographique de ce spectacle –  notamment à l’importance de la bande son qui vient le structurer, comme dans un film –  mais est aussi le moyen de projeter des images, des vidéos, des textes et le chapitrage.

A la fois support, quand il est opaque, et filtre, quand il est transparent, il vient instaurer un écart entre la scène et la salle qui semble concrétiser le quatrième mur, théorisé par Diderot au XVIIIe siècle et repris par André Antoine à la fin du XIXe.

Cette notion désigne en effet l’idée selon laquelle la pièce de théâtre doit s’envisager comme une fiction se déployant dans un espace autonome, dont le quatrième mur aurait été enlevé, mais qui doit être considéré comme séparant toujours la scène et la salle. Il fonctionne alors comme une frontière, comme le cadre d’un tableau, nous indiquant l’écart existant entre nous, le public, et ce qui se déploie sur la scène.

Dès lors, sa levée pour le tableau final est révélatrice : elle nous ramène vers une continuité entre la salle et la scène, pouvant être perçue à la fois comme le signe qu’après ce voyage temporel nous nous retrouvons ensemble dans le temps présent, dans le temps de la création, et que ce dernier tableau nous parle directement de notre situation ici et maintenant, et non plus ailleurs autrefois ou à l’avenir. Ce n’est bien sûr qu’une vision possible, explicitée notamment par la metteure en scène dans le cadre d’un bord plateau, et bien d’autres significations pourraient être données : l’important est que les élèves comprennent qu’un tel geste, à ce moment du spectacle, fait sens, et doit donc être pensé en même temps que ressenti.

 

Autour des costumes


S’agissant des costumes, on pourra, en s’appuyant aussi sur différentes photos pouvant renvoyer à l’univers de ballrooms, du voguing, leur proposer de réfléchir aux questions suivantes :

Quels sont les différents types de costumes auxquels nous avons affaire ?
Qu’est-ce qu’il y a de surprenant en eux ?
A quels univers renvoient-ils ?

On pourra ainsi distinguer entre des costumes plutôt sobres, urbains, actuels, avec jeans, baggys, sweat à capuche, et d’autres qui renvoient clairement à l’univers du cabaret, du ballroom, marqués par une certaine excentricité, la démesure de certains éléments comme la coiffe du danseur, et l’abolition des distinctions génériques avec le recours aux perruques, aux robes, aux corsets, ainsi que la mise en valeur des corps.

Appartenant aussi bien au monde du voguing qu’à celui de la culture queer, ces différents costumes déploient une esthétique de la démesure et de la surprise. On pourra proposer des rapprochements avec les costumes des personnages de certaines pièces de Jean Genet, comme Le Balcon, et leur dimension rituelle, qu’avec certaines modes, dans la haute-couture, ainsi du corset chez Jean-Paul Gauthier.

La troisième partie propose des costumes qui rompent avec l’univers underground de la seconde : nous sommes devant des scaphandres de scientifique caractéristiques des interventions dans des domaines contaminés, par la radioactivité ou la maladie. Ils renvoient à des images caractéristiques de certains films catastrophe ou des films d’horreur – on peut penser aux unités intervenant à la fin de Rec de Paco Plaza et Jaume Balagueró mais les élèves auront bien d’autres références à proposer.

Ces costumes montrent que le milieu de l’usine n’est plus celui de l’activité humaine, mais devient dangereux, hostile.

Une vision finalement contrastée par le tableau final où l’on retrouve des vêtements de plein air, shorts, t-shirts, évoquant un autre rapport à la nature, celui d’aujourd’hui, mais pour combien de temps encore ? Derrière la légèreté du vêtement, se déploie encore, menaçante, la silhouette engourdie du scaphandre à venir, comme la persistance rétinienne d’un inévitable futur.
 

Jeux et interactions entre les différents éléments

 
Il y a, bien sûr, beaucoup à dire sur un tel spectacle. On pourra cependant attirer l’attention des élèves sur trois enjeux particuliers : la structure d’ensemble du spectacle, le mélange des arts, et le rapport entre raconter et montrer.


Les questions suivantes pourront servir à débuter la réflexion sur la structuration du spectacle : combien y avait-il de parties dans ce spectacle ? Comment étaient-elles indiquées ? Est-ce habituel pour le théâtre ?

Le spectacle est structuré autour de 3 chapitres, chacun s’accompagnant d’un titre, et renvoyant à une période bien spécifique du lieu :

« Au fond de la mine », évoque la fermeture de l’usine, avec ce roman imaginaire en décrivant les ravages écologiques, sanitaires, et sociaux, avec comme fil conducteur l‘histoire de Nina et de Boris ;
« Vivre libre et mourir vite », où la mine se trouve réinvestie par les danseurs du Nickel-Bar ;
« Dans les ruines », où l’on vient récupérer un étrange champignon sur les parois du lieu.

Avant et après ces trois chapitres, nous avons un prologue, avec une adresse directe au public, et un tableau final.

Ce chapitrage peut surprendre des élèves étant plutôt habitués à une partition en actes et en scènes, étant donnée l’importance dans les programmes du théâtre classique. On pourra leur faire remarquer que ce chapitrage peut aussi faire penser à un autre découpage, celui d’une pièce en tableau.
Instauré, entre autres, par l’écriture dramatique de Diderot, le tableau constitue alors une autre unité, non plus ponctuée par l’entrée et la sortie des personnages, mais bien par l’image scénique. Une façon, par l’évocation du tableau, de faire le lien avec la question suivante.



Les questions suivantes pourront servir à débuter la réflexion sur le mélange des arts : quelles sont les formes artistiques que vous avez repérées ? Quel effet cela produisait-il ?

S’il ne s’agit pas de proposer un relevé exhaustif, notons : la danse, évidemment, le chant, la musique, mais aussi le recours à la vidéo, au film, et au roman ainsi qu’à certaines pratiques des arts contemporains, comme la performance, certains vogueurs revendiquant d’ailleurs le terme de « performer » plutôt que de danseur. Ce mélange des arts vient à la fois s’inscrire dans une très longue histoire du théâtre, depuis la Grèce antique jusqu’à la révolution wagnérienne de l’œuvre d’art totale.

On pourra évoquer :

- la question de la danse, avec une alternance entre moments de danse en groupe, et moments de solo, avec des enchaînements renvoyant à la logique des « battle » dans l’univers de la danse urbaine. Une façon de donner, à même la scène, et dans un cadre institutionnel, une vision de pratiques habituées à se développer en dehors des circuits de diffusion habituels.

- l’utilisation de la vidéo « en direct » : on voit non seulement l’image filmée, mais aussi celui qui filme. La confrontation entre les deux constitue à la fois une pratique de la prise de parole face caméra extrêmement répandue sur les réseaux sociaux, mais à cette forme bien connue s’ajoute aussi la possibilité de comprendre, par la confrontation de l’image scénique et de l’image vidéo, à quel point filmer vient cadrer, zoomer, isoler un fragment d’un espace plus vaste, plus complexe. Les images ainsi construites prolongent aussi certaines réflexions : ainsi, filmer des escargots peut-il sembler incongru, mais en même temps établit des échos avec la question du genre, de la fluidité, qui parcourt la pratique et la culture des vogueurs.


Les questions suivantes pourront servir à débuter la réflexion sur le rapport entre raconter et montrer : à quels moments aviez-vous le sentiment que les comédiennes et les comédiens s’adressaient directement à vous ? Quels sont les récits que vous avez retenus ? Quels rapports y avait-il entre ces récits et ce que montrait la scène ?

Au théâtre, la question de raconter et/ou de montrer est un enjeu important. Non seulement il a structuré toute la pensée et la pratique d’un Brecht, dans son opposition à ce qu’il définit comme le théâtre dramatique, aristotélicien, mais "raconter ou montrer" a aussi été au cœur des questions de la représentation de la violence, notamment au XVIIe, lors de la querelle entre les réguliers et les irréguliers, ou, pour prendre des catégories forgées a posteriori, entre les classiques et les baroques.
L’importance du récit sur la scène contemporaine doit aussi beaucoup au développement de ce que l’on a appelé le « théâtre-récit », et au travail d’un Antoine Vitez sur le fait de porter des romans à même la scène.

Ce double héritage se retrouve dans ce spectacle.

D’abord par l’importance du roman de Nina et Boris qui intervient dans la première partie. On nous en montre des dessins présentés comme des documents, formant ainsi une sorte de théâtre faussement documentaire à l’instar des « mockumentary » ou « documenteurs » dans le domaine cinématographique. Une ambiguïté cultivée également dans le prologue, quand un comédien se présente en disant ; « Je suis la metteure en scène de ce spectacle. »

Ensuite, par les différents récits, celui du rêve de Doliprane ou de la termitière. Deux récits dont l’inscription dans le spectacle se fait sur le mode du collage, de la juxtaposition d’éléments hétérogènes, et qui déploient certaines thématiques : à la fois la question de la fin du monde, de la guerre, de la violence, mais aussi celui de la perpétuation, de l’enfantement, et enfin celui du rapport entre un milieu et celui qui l’habite, le construit, l’occupe. Ces récits sont marqués par une adresse face public qui vient alors emprunter au théâtre épique brechtien l’un de ses signes les plus évidents : voici que le quatrième mur ne tient plus. Et pourtant, malgré tout, il peut parfois encore y avoir un filtre, celui de la vidéo, celui du tulle…

Enfin, on pourra observer que certains récits trouvaient, sur la scène, des échos très nets : ainsi celui de la fermeture de l’usine, de la fin de Boris, qui se trouve à la fois racontée et montrée, au lointain, dans la scénographie.
 

Pour prolonger le spectacle : quels liens établir avec d’autres formes ou d’autres problématiques littéraires ?


Le rôle des lieux dans la littérature : la scénographie occupe ici une place particulière, tout comme le lieu, qui, de mine de nickel, devient, selon l’expression de la metteure en scène « une gare de triage des histoires ». Cette importance du lieu peut alors être rapprochée :

- De la réflexion sur le lieu unique et sur la scène théâtrale – ainsi de la question de l’unité de lieu et de son traitement par les auteurs, depuis la scène multiple juxtaposée du début du XVIIe siècle jusqu’au palais à volonté de la période classique.

- De la description dans le roman réaliste du XIXe siècle. Si ces passages sont parfois délicats à appréhender par les élèves, on pourra leur montrer que leur fonctionnement, le lien qu’ils établissent avec les personnes qui les habitent et qui les occupent, ainsi de la pension Vauquer chez Balzac ou de la cathédrale Notre-Dame dans le roman de Hugo, marquent un même intérêt pour le lieu comme cadre symbolique et signifiant.

Le rapport entre roman et théâtre : s’inscrivant dans la démarche inaugurée et valorisée par Antoine Vitez dans les années 1970, qui consiste à faire théâtre de tout, ce spectacle, reprenant le chapitrage du roman, joue du rapport entre les genres tel qu’il a déjà pu être mis en valeur, par le passé, par bien des écrivains. On pourra par exemple renvoyer au roman de Diderot Jacques le fataliste, qui, par la place qu’il accorde au dialogue, révèle que son auteur fut aussi un grand écrivain et théoricien de théâtre, ou bien souligner la façon dont le développement des didascalies dans les drames du même auteur doivent énormément à son intérêt pour les descriptions dans les romans anglais. De tels brouillages de frontières se retrouvent dans le cinéma, avec la partition de Pulp Fiction de Tarantino en différentes histoires miniatures, ou bien à la mention de « chapitre » dans certaines sagas : ainsi de Ça – chapitre 2.

Enfin, par rapport au programme spécifique en théâtre en 1ère, on pourra souligner :

Oh les beaux jours de Beckett, insecte et paysage :

La dernière partie, aux accents post-apocalyptiques, n’est pas sans rappeler la situation bien particulière de ces personnages, en même temps qu’on a, ici aussi, une pièce paysage, où le décor est à la fois fixe – il ne change pas – et en même temps évolue, suggérant une dégradation.
On pourra d’ailleurs souligner que la fourmi de Winnie, qui survit, tant bien que mal, et donne lieu à un jeu de mot sur « formication », n’est peut-être pas sans rapport, fut-il lointain, avec la termite évoquée dans Nickel. Dans les deux cas les insectes constituent la preuve que la vie continue, et offre l’image d’une capacité d’adaptation dont l’être humain se trouve singulièrement dépourvu.
On pourra d’ailleurs rappeler l’importance, chez Beckett, de la question de l’image scénique, étant donnée l’importance considérable dans sa pensée et dans son esthétique du modèle pictural. Ici encore la scène se fait tableau, un paysage en quête de sens sous le regard du spectateur.