Tarquin
J. Candel, F. Hubert, A. Kebabdjian
Jeanne Candel et ses complices de La vie brève imaginent un « opéra-théâtre » sur la figure du mal. Un drame lyrique teinté de la fantaisie décalée chère à la compagnie.
Quelque part en Amérique latine, dans un espace énigmatique qui semble hanté, rôde la silhouette du Général Tarquin, emblème des tyrans d’hier et d’aujourd’hui. Une juge mène l’enquête : où se trouve maintenant ce criminel ? L’intrigue policière est traversée par les images mentales de Marta, vibrante chanteuse de tango dont le destin croisa un jour celui de Tarquin. Cinq acteurs-chanteurs et un quatuor d’ac- teurs-musiciens (accordéon, violon, violoncelle et clarinette) portent ce drame lyrique tandis que l’espace fait entendre toute une vie sonore. La metteuse en scène Jeanne Candel poursuit sa recherche d’un théâtre indissociable de la musique où s’exprime aussi la jubilation de la scène. Elle collabore ici avec l’écrivain Aram Kebabdjian, qui signe le livret, et retrouve Florent Hubert, déjà directeur musical du Crocodile trompeur/Didon et Enée (Molière 2014 du meilleur spectacle musical). Ici, la partition emprunte au baroque, en particulier à la cantate La Lucrezia de Haendel, et aux traditions populaires sud-américaines. L’humour absurde introduit des bulles de légèreté dans une réflexion sur la complexité du mal, et l’espoir de s’en libérer.
Un homme est mort. Sans doute. Peut-être. Il va falloir s'en assurer. Telle est la mission des enquêteurs et des légistes qui vont procéder à l’exhumation du corps, après plus de 40 ans de recherche.
Un homme est mort, et cet homme est Tarquin, criminel réfugié en Amérique du Sud, dirigeant d'une "colonie", menant des expériences étranges, torturant, aussi.
Un homme est mort, mais voici qu’à travers les souvenirs de Karl, son fils, et de Martha, jeune fille de la colonie, à travers leurs songes et leurs angoisses, il revit, à sa façon.
Un homme est mort, et voici que le présent et le passé se mêlent, et voici que le théâtre devient le moyen d'interroger la permanence du mal, même après la mort.
Que faire de cet embarrassant héritage ? Comment s'en débarrasser ? Telles sont les questions qui ont nourri le spectacle, et qui vont être abordées au plateau.
Pour faciliter l'entrée des élèves dans le spectacle, sachant qu'il n'y a pas, ici, de texte préexistant donnant un premier appui, on pourra leur résumer l'intrigue en s’appuyant sur le texte ci-dessus, et en insistant aussi sur :
a) La façon dont Tarquin est abordé à travers deux modes d'approches distincts
Ceux qui l'ont connu, qui lui sont liés, soit par les liens du sang, comme pour son fils Karl, soit par des liens eux aussi sanglants et ambigus, ceux qui l'unissent à Martha, qui a été fascinée par Tarquin, mais qui en a aussi été la victime. Il y a ici un lien émotionnel, une mémoire d'instants passés, un rapport intime, vivant.
Ceux qui enquêtent sur lui : l'équipe des légistes, des scientifiques, qui doivent identifier les ossements pour s'assurer de la mort de Tarquin. On est ici dans un rapport au passé fondé sur des méthodes scientifiques, une approche qui n'est plus celle de la mémoire, mais celle de l'histoire, de l'enquête.
b) La structure du spectacle, qui mêle constamment le passé et le présent
La pièce en elle-même prend des allures d'enquête policière, et confronte deux trames temporelles :
L'une, au présent, est l'enquête menée par l'inspectrice Ravier.
L'autre, au passé, plus incertaine, le général Tarquin en train de faire sa toilette, en train de discuter avec Martha.
Le mystère autour de la mort de Tarquin, général et dictateur d'Amérique du Sud, les différentes hypothèses et les histoires qui s'imaginent offrent un kaléidoscope de possibilités qui viennent interroger aussi bien la survivance du mal, son héritage, que les zones d'ombres et de lumières de chacun des protagonistes.
a) Le rapport entre musique et théâtre
La forme du spectacle ne cesse de confronter le théâtre et la musique, avec des acteurs qui sont aussi chanteurs et musiciens. Jouée au plateau, mêlant bien souvent la parole et le chant, les confrontant aussi, la pièce ne cesse de se nourrir de ces contrastes, avec également emprunts directs à la musique classique, Schubert notamment.
L'objectif, comme le souligne Florent Hubert, le compositeur, est de « former un ensemble tenant à la fois de la musique de chambre et de l’orchestre de bal », et donc aussi bien de la musique savante que populaire. Si une telle forme n'est pas toujours bien connue des élèves, il peut être intéressant de la rapprocher de formes plus familières, comme la comédie musicale, tout en essayant de voir ce qui distingue le spectacle de cette dernière. En effet, la forme élaborée par Tarquin conjugue texte, musique et mise en scène sans, comme le souligne Patrice Pavis quand il évoque le théâtre musical : « les intégrer, les fusionner ou les réduire à un dénominateur commun (comme l'opéra wagnérien) » (Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre). L'idée est davantage de les confronter dans une relation singulière, plutôt que d'essayer d'estomper ce qui les distingue, et de jouer sur des contrastes et des échos parfois étranges. Ainsi des musiciens qui, pour l'ouverture de la tombe et l'exhumation du corps, se transforment progressivement en équipe de légistes.
b) Les enjeux scénographiques
Une scénographie unique, des lieux multiples : ayant abordé le théâtre classique au cours des années précédents, les élèves sont supposés connaître l'unité de lieu. La scénographie mise en place pour le spectacle pourra alors être l'occasion de souligner qu'un même décor peut venir construire des lieux multiples. La scénographie représente en effet une salle de bain, mais ne s’y restreint nullement.
La démarche de Jeanne Candel et de son équipe vient s'inscrire dans les écritures de plateau, c'est-à-dire des processus de création théâtrale où, au lieu d'avoir, comme dans des mises en scène plus conventionnelles, un passage du texte à la scène en deux temps, on a des temps multiples : le spectacle – aussi bien le texte, la mise en scène que la musique - va s'élaborer au fur et à mesure de l'avancée du travail scénique, par le biais d'improvisations, d'essais et de recherches. Cette démarche se nourrit aussi du recours à des documents et des œuvres diverses, qui vont venir peu à peu enrichir le propos et la dramaturgie. On passe en somme d'un théâtre comme "art à deux temps", selon la formule du philosophe Henri Gouhier, à un art à mille temps, où des allers-retours constants de la scène à l'écriture façonnent le spectacle.
a) Contes philosophiques et « théâtre philosophique »
Si les élèves ont déjà été amenés dans le cadre de l'objet d'étude « La littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle » à travailler sur des contes philosophiques, on pourra souligner certains traits communs :
- Sur le fond : à l'instar des contes philosophiques, le spectacle travaille une question spécifique, celle du mal, ce qui rejoint les interrogations d’une œuvre comme Candide.
- Sur la forme : de la même façon qu'un conte philosophique vient souvent s'inscrire dans un cadre assez vague (l’orient fantasmé de la Persépolis de Zadig), le cadre et les personnages du spectacle sont aussi marqués par un flou. Il y a, bien sûr, des références historiques - à l'origine, comme le souligne l'auteur du livret, Aram Kebabdjian, « la vie et la fuite [du personnage de Tarquin] doivent à peu près tout à Joseph Mengele ». Mais en faisant aussi référence à Tarquin, dernier roi de Rome et figure de la tyrannie, le spectacle vient brouiller les pistes et prend une autre portée. Comme l'écrit Aristote dans La Poétique : « [...] l’historien et le poète ne diffèrent pas par le fait qu'ils font leurs récits l'un en vers l'autre en prose [...] ils se distinguent au contraire en ce que l'un raconte les événements qui sont arrivés, l'autre des événements qui pourraient arriver. Aussi la poésie est-elle plus philosophique et d'un caractère plus élevé que l'histoire ; car la poésie raconte plutôt le général, l'histoire le particulier. » (Aristote, Poétique, J. Hardy (trad.), Paris, Gallimard 1996, p. 93-94)
b) Le mythe comme source d'inspiration et de recréation
Le titre même du spectacle, Tarquin, invite à se pencher sur cette figure fondamentale des origines de Rome, qui tient à la fois du mythe fondateur et de l'histoire. On pourra notamment aborder le mythe de Lucrèce avec des sources iconographiques ou textuelles ou souligner la façon dont le titre fait aussi écho à une pièce comme Caligula de Camus, même si la forme prise par le spectacle est radicalement différente de celle de la pièce.
Recherche documentaire, exposé avant ou après le spectacle : quelles seraient pour les élèves des "figures du mal" ? Recenser les grandes figures et les mythes traitant de la question du mal, et relever le traitement artistique qui a pu en être proposé, dans des films, des tableaux, des opéras.
Exercices avant ou après le spectacle, recherche documentaire/exposé : « un très ancien rapport : théâtre et musique » :
Un travail autour de la tragédie antique pourra ainsi être mené, pour souligner le lien très fort qui unit ces deux arts, et l'importance qu'avait la musique et le chant dans ces œuvres, que l'on ne peut aujourd'hui qu'imaginer avec peine, tant nous sommes habitués à les envisager d'abord comme des textes, quand le théâtre était, à l'antiquité, essentiellement un spectacle musical.
Exercices après le spectacle, expression orale ou écrite, autour du rôle de la musique et du chant dans une fiction :
On pourra par exemple demander aux élèves, pourquoi, à leur avis, le spectacle a choisi de s'appuyer, pour certains passages sur le chant, et quel effet cela produit. L'occasion de souligner le lien avec des moments particulièrement forts émotionnellement, un procédé qu'ils connaissent car on le retrouve dans les comédies musicales ou les dessins animés Disney, où le chant, en solo ou en duo, est une manière de souligner la puissance du moment vécu par le ou les personnages.
Exercices avant ou après le spectacle, recherche documentaire/exposé : recenser les formes mêlant différents arts – approche de l'interdisciplinarité.
Après le spectacle
1) On pourra demander aux élèves où se passe la pièce : quel lieu représente selon eux la scénographie, et devant la difficulté à obtenir une réponse unique, souligner comme la scénographie réussit à évoquer des lieux distincts :
- par les points communs entre les lieux : murs carrelés, baignoire, lavabos. La salle de bain de Tarquin peut aussi, facilement, devenir une morgue. On retrouve en effet des éléments communs aux deux, liés à l'hygiène, et l'on observe alors que ces mêmes éléments sont reconfigurés par la parole ou même simplement la présence de certains acteurs : selon le personnage qui s'y trouve, nous voici dans la salle de bain, avec Tarquin et Martha, ou bien dans la morgue, avec Juan, Ravier et Alma.
- par la métonymie et les accessoires : on remarquera, par exemple, la façon dont les marches, quand on y pose des dossiers, un téléphone, deviennent alors non plus des marches, mais un bureau. Ou comment la présence de la terre, lors de l'exhumation, l'utilisation de turbines pour faire le vent, viennent créer un sentiment d'extérieur, encore renforcé par l'évocation préalable qui a été faite du cimetière par Juan. La façon dont des éléments viennent suggérer un ensemble plus vaste pourra être rapproché de la métonymie et de la synecdoque, qui ne sont pas l'apanage de la poésie, mais peuvent aussi être utilisées scénographiquement.
2) Interroger le sens d'une scénographie. Au commencement, le décor est, partiellement, entouré d'un film plastique. On pourra demander aux élèves ce qui, à leur avis, a pu motiver un tel choix ? L'important est de leur rappeler que l'œuvre théâtrale n'est pas gratuite. Elle est le fruit de choix, d'intentions, de motivations. Cela ne signifie pas qu'il y a un seul et unique sens, une "bonne réponse", mais qu'il y a en tout cas des sens à rechercher.
Ainsi, ce film plastique peut être aussi bien :
- une allusion au bandes déployées devant une scène de crime, que les élèves connaissent généralement des séries télévisées, les célèbres "police line – do not cross".
- une dynamique de dévoilement, d'ouverture : ouverture de la tombe, ouverture du paquet renfermant la bouteille de vin, ouverture des scellés conservant les ossements. Il y a ici l'idée que l'on va au-delà d'une limite, d'une frontière, avec tous les dangers que cela peut supposer.
- ce qui au fond renvoie à un enjeu, celui de la profanation, d'aller au-delà du seuil. A travers la figure de Tarquin, c'est aussi une boîte de Pandore que l'on ouvre, avec tous les dangers et les inconvénients que cela suppose.
- ce dépassement des limites se retrouve également dans les déplacements de Tarquin qui peut, lui, franchir la séparation entre la scène et la salle, en même temps que la présence de l'eau charrie avec elle toute une symbolique, à la fois du rite de purification, de la résurrection, mais aussi de l'eau porteuse de mort, de cette "rêverie du repos" évoquée par Gaston Bachelard.
Pour donner quelques exemples concrets aux élèves du processus on pourra souligner :
L’origine du spectacle : au commencement, il y a bien un texte, ainsi que le raconte Aram Kebabdjian : « le projet est né d'un texte écrit il y a des années autour de ce qui aurait été le dernier bain de Mengele où le criminel en fuite imaginait ses propres morts en les singeant. Comme pour dire que sa mort était impossible voire impensable. C'est cette matrice, que j'ai soumise à Florent et que nous avons étendue et déformée avec Jeanne et toute l'équipe. »
L'évolution du nom de l'héroïne. Alors qu'elle devait initialement s'appeler Lucrèce, ce qui renforçait le lien avec le mythe, et même chanter la cantate HWV 145 La Lucrezia de Haendel, elle s'appelle finalement Martha, une référence plus vague, même si elle renvoie à une figure d'une légende française, celle de la Tarasque, dans la région de Tarascon, où le monstre se trouve dompté par une jeune fille. De Tarquin à Tarasque, ainsi procède l'écriture de plateau, par suppression, ajouts, évolutions et modifications permanentes avant que peu à peu ne se cristallise ce qui sera, en définitive, le spectacle.
On pourra guider les élèves à partir des questions suivantes : à quoi s’attendaient-ils ? Ont-ils été surpris ? Cela correspond-il à l’idée qu’ils se font du théâtre ? Quels sont les éléments qui leur ont plu ? Quels sont ceux qui leur ont moins plu, ou qu’ils n’ont pas bien compris ?
TRAVAILLER TARQUIN EN LIEN AVEC UNE AUTRE PIECE
Enquête et histoire, enquête et théâtre
Une pièce de théâtre comme Œdipe Roi constitue, d'une certaine façon, la première fiction policière : Œdipe en effet souhaite résoudre le mystère du meurtre de Laïos, sans savoir qui est lui-même le coupable qu'il recherche.
Fictionalisation et mise à distance
Le procédé de brouillage par la référence à plusieurs périodes de l’histoire et à plusieurs figures peut se retrouver, sous une forme atténue, dans Lorenzaccio. Musset y mêle des références à l'antiquité, Brutus, à la Renaissance, Lorenzo, et aux événements français des années 1830, notamment les journées de juillet.
La question de l'héritage, d'une mort embarrassante, d'un passé qui pèse encore par-delà la mort renvoie aussi à une thématique qui a été particulièrement exploitée dans le drame moderne, notamment les œuvres de Strindberg, avec La Sonate des spectres, d'Ibsen, Rosmersholm mais aussi dans des tragédies antiques comme L'Orestie d'Eschyle. Agamemnon, mort dans son bain – tiens, tiens – réclame vengeance, et à travers ses enfants, Electre et Oreste, c'est aussi le mort qui se venge au-delà du tombeau.
Dimension philosophique et sens de la scénographie
De la même façon que la scénographie mise en œuvre dans la pièce de Beckett, telle que les suggèrent en tout cas les didascalies, fait sens, avec ce lent ensevelissement du personnage dans la terre, avec l'importance aussi du feu, du soleil écrasant, on observera l'importance de l'élément aquatique dans celle de Jeanne Candel et la façon dont la figure de Tarquin est sollicitée pour évoquer aussi un enjeu de la condition humaine, le rapport au mal et à la mort.
L'ambiguïté du lieu de la pièce de Beckett, grand amateur et connaisseur de La Divine comédie de Dante, a des allures de purgatoire, d'un entre-deux entre la vie et la mort qui parcourt aussi le spectacle de Jeanne Candel, même si elle le traite différemment (par exemple le fait que Tarquin puisse retrouver des éléments du présent et les consommer, comme les boulettes ou la cigarette, ou bien le retour de Juan, hors de la tombe, après ce qui s’apparente à une descente aux enfers, sur le modèle de la catabase antique, à laquelle se sont livrés aussi bien Enée qu’Ulysse).
Enfin, pour le spectacle de Jeanne Candel comme pour l'œuvre de Beckett, il faut souligner que le théâtre, dans une époque où le zapping, le montage ultra accéléré, sont trop souvent la règle, offre aussi un autre rapport à l'image, scénique, cette fois, celle de la rêverie, de la réflexion, de la contemplation en somme.
Mythe, fatalité et passion
Ce qui pèse sur Martha et Karl n'est pas sans rappeler la malédiction qui pèse sur Phèdre dans la pièce de Racine, tout comme la ressemblance entre Karl et Tarquin peut être rapprochée de la scène de l'aveu de Phèdre, où la figure du père et celle du fils se mêlent.